Le Dupont fut durant plus de 50 ans un acteur emblématique du carrefour Barbès-Rochechouart. Son propriétaire est l’inventeur de la brasserie moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui.
La chaîne des cafés-brasseries Dupont a été fondée en 1887 par un Ardennais, Louis-Emile Dupont, deux ans après l’achat de son premier café parisien. En 1909, il reprend le café de la Maison Pierre Crouzet, à l’angle des boulevards Barbès et Rochechouart, pour ouvrir le Café Dupont. Là où, en 1877, Emile Zola situa l’action de L’Assommoir, au café du père Colombe. À l’origine, c’est un grand bistrot sans charme particulier, que Louis-Émile cédera en 1919 à son jeune fils, Émile-Louis, à qui il souhaite mettre le pied à l’étrier après que le dernier est fait ses armes chez Monsieur Charton, propriétaire de la grande épicerie de la rue du Château d’Eau. Le jeune patron est ambitieux, il veut réinventer le café parisien. Monsieur Émile, comme l’appellent ses employés, veut en finir avec le bistrot de quartier sombre et inhospitalier. Son idée est d’ouvrir les cafés, d’en faire des lieux de vie à part entière. Il les veut bien éclairés et richement décorés ; des lieux où l’on prend plaisir à se retrouver, pour faire société. Le tout avec des produits de qualité à un prix abordable et surtout, un personnel irréprochable. Il y tient. Le bonhomme n’est pas commode. Comme en témoigne cet échange paru dans Le Crapouillot en 1931. « Mon personnel est dressé. J’y ai l’œil. Je leur tombe sur le râble n’importe quand. À trois heures du matin et il faut que ça brille ! ». La rumeur dit qu’il se déguisait en curé ou homme d’affaires pour surveiller ses employés et les mettre à l’amende en cas de manquements aux fondamentaux des établissements Dupont. On pense aussitôt à Monsieur Septime, patron paternaliste et exigeant, interprété par Louis de Funès dans Le Grand Restaurant.
Le succès de la brasserie chic et populaire est fulgurant : Dupont-Montmartre (1923), Dupont-Clichy (1924), Dupont-Moka, place des Ternes (1925), Dupont-Métropole sur les grands boulevards, et même une brasserie sur les Champs-Élysées, le Berry, puis le Dupont-Cambronne, Dupont-Latin (1934), Bastille, le Cyrano à Pigalle… Le succès tient aussi à la modularité de ses brasseries, cette capacité à attribuer plusieurs fonctions en un seul lieu. Le café devient salon, restaurant, dancing, lieu de rencontre. De fait, on y abolit les conventions de rigueur dans les salons de l’époque, les classes sociales, on y rentre, on y passe, on échange. Il devient lieu de rendez-vous intime, un deuxième bureau, on y cherche l’inspiration et l’on s’y évade parfois en spectateur-rêveur de la ville en mouvement. La brasserie devient, à l’image de Barbès, un lieu de brassage social, un espace ouvert où chacun trouve sa place, que ce soit au comptoir ou en salle.
Le nouveau Dupont-Barbès
Le barman-restaurateur, comme il se définissait lui-même, a un sens aigu du commerce et du public. Son goût pour la publicité et sa fine observation de la société font de lui l’inventeur de la brasserie moderne. Puisque c’en est fini du débit de boisson à la décoration incertaine, la nouvelle brasserie où l’on tient salon se doit de se trouver un nom, moins commun que ne l’est Dupont. À l’heure de la réclame comme on en trouvait, en grand en large et en peinture sur les murs de Paris, la brasserie se cherche un slogan pour se démarquer… ce sera
« Chez Dupont, tout est bon ». La formule rencontre un succès immédiat. L’enseigne en reproduira l’acronyme sur sa devanture. Une marque, un slogan, il ne lui manquait plus qu’un moyen de communiquer et d’informer ses milliers de clients pour alimenter les conversations. Les établissements Dupont éditèrent un journal mensuel, Dupont-Magazine, destiné à la clientèle, qui traitait de l’actualité de la vie parisienne et des brasseries Dupont, son tirage était de plus d’1 million d’exemplaires en 1935 !
En 1934-1935, Emile Dupont entreprend de rénover le Dupont-Barbès. Il impose aussitôt son concept, l’ouverture accueillante tôt le matin et à bas prix dans un cadre luxueux. Décoration avenante, enseignes lumineuses et fresque gigantesque courant le long d’un grand bar métallique, le tout visible de l’extérieur, l’effet est garanti, difficile pour le passant de résister aux sirènes flamboyantes de la modernité, fussent-elles publicitaires. Au Dupont, le café crème est bon marché, l’achat des marchandises se fait en gros, et l’on dépose même les croissants sur la table pour inviter à la consommation… Mais le plus souvent ils sont volés… Un moindre mal pour Dupont car cela fidélisait la clientèle, disait-il ! Des mesures qui ne manquent pas de rappeler la patte commerciale du fondateur de Tati, Jules Ouaki, qui en reprit les recettes, dont son slogan « Tati les plus bas prix ».
Art et décoration
La décoration du Dupont-Barbès est confiée à l’architecte et décorateur Charles Siclis, à qui l’on doit notamment des salles de cinéma comme le Pigalle et le Français (9e), ou les Ciné-Paris-Soir Clichy (18e). Il collabora également avec son célèbre confrère Robert Mallet-Stevens sur le Ciné 37, une salle temporaire réalisée dans le cadre de l’exposition internationale de Paris en 1937. Le mobilier du Dupont-Barbès est confié à la célèbre maison Thonet, connue pour l’iconique chaise bistrot, dessinée en 1859, dite chaise 14.
Siclis est bien plus qu’un architecte, c’est un créateur d’atmosphère. Ainsi, il choisit attentivement la nature et la couleur des bois, selon leurs effets de stimulation, tout comme il prend soin de la densité des éclairages. Il met en scène l’espace harmonieusement, pour créer les conditions idéales de la consommation. Dupont y ajouta ses conditions, fixant le comptoir à l’entrée « pour que les courants d’air accélèrent le renouvellement de la clientèle ».
Le comptoir du Dupont-Barbès est immense, il épouse tout du long la vitrine de la brasserie, surplombé d’une grande fresque de 22 mètres réalisée par le maître Leonetto Cappiello, connu pour avoir notamment réalisé les affiches Bouillon Kub. « Cette fresque puissamment éclairée devait être visible de l’extérieur au travers d’une immense verrière. Elle n’était pas tant destinée aux consommateurs du bar qu’aux passants de la rue. Elle devait être un appel. » précise le designer Jacques Viénot dans la biographie qu’il consacre à l’artiste.
Autour, les nombreuses glaces de la brasserie Dupont redéfinissent la perspective pour mieux repenser la notion d’espace. La salle est conçue en paliers afin d’élargir le champ de vision, un café avec vue panoramique… comme au Louxor voisin, un puissant navire prêt à fendre la foule, des balcons en cascade donnant sur un grand écran.
Dupont et Dupont
Outre ses qualités de barman-restaurateur, Monsieur Emile fut également maire de Muids, une petite commune de 500 âmes à 100 kilomètres de Paris. Emile Dupont gérait sa ville en « bon père de famille » comme on disait à l’époque, une expression qu’il aurait certainement revendiquée tant il veillait au bien être de ses administrés, comme s’ils étaient ses employés… Pas de contraventions chez Dupont, le garde-champêtre déposait des « papillons », des avertissements avant verbalisation ; la commune mettait à disposition des carnets de réclamation, comme dans ses brasseries, où tout un chacun, touristes ou citoyens, pouvait y déposer suggestions et critiques. Il y installa même une plage en bord de rivière où il paradait parfois en costume de marin. On l’appelait l’Amiral. Un brin mégalo, il avait son propre blason, dont l’écu était orné d’un pont entouré de grains de café. Un personnage haut en couleurs que l’on aurait pu croiser chez Tati (Jacques) dans Jour de fête ou dans Mon Oncle. Touche à tout, grand voyageur, cet homme aux allures de monsieur-tout-le-monde, se devait d’avoir aussi un avis sur la politique. « Le mal dont souffre la France vient des abstentionnistes, rapporte la revue Noir et blanc, en 1955. Pénalisons donc tout électeur qui ne remplira pas son devoir électoral – sauf cas de force majeure – d’une amende de 5 000 francs au premier tour et de 10 000 francs au second »… La proposition ne fut pas retenue.
De la brasserie à Tati, toujours les plus bas prix
Durant les années 50, le concept lancé par Emile Dupont est désormais monnaie courante, maintes fois copié, il lui est difficile de se réinventer. À cette époque, on imagine la restauration moderne à l’américaine, en snack, grill et self-service, le mouvement navigue à contre-courant de ce qui fit le succès des brasseries Dupont. Face à la crise et à une concurrence de plus en plus rude, sans héritier, Dupont passe la main de la brasserie de Barbès en 1961. Le 1er juillet de la même année, Le Monde rapporte qu’Emile Dupont offre une participation de 10 000 nouveaux francs pour sauver l’œuvre de Leonetto Cappiello, alors qu’il en faudrait cinq fois plus pour la détacher du mur et la maroufler pour assurer sa conservation. La fresque ne sera malheureusement pas conservée. Dupont cède la brasserie à Monsieur Portefaix, mais peu de temps après, ce dernier se voit retirer le droit d’utiliser l’enseigne Dupont au motif qu’il ne répond pas aux canons de la chaîne de brasseries, nous rapporte Madame Foulquier, propriétaire du Paris-Barbès, la brasserie qui succéda à la gestion Portefaix en 1962. Elle poursuit : « Avec mon mari, nous avons racheté le fonds de commerce à Monsieur Dupont et géré durant 25 ans cette grande brasserie du carrefour Barbès-Rochechouart. Jean-Pierre Melville y tourna même une scène de L’Aîné des Ferchaux avec Jean-Paul Belmondo. Après le décès d’Emile Dupont, sa veuve nous a proposé d’acheter l’immeuble, les travaux à effectuer étaient importants, tout autant que l’investissement. »
C’est finalement Jules Ouaki, fondateur des magasins Tati depuis 1948, qui achètera l’immeuble dans ce qui deviendra quelques années plus tard le navire amiral de l’enseigne. Tati est alors en pleine expansion. « À la toute fin des années 80, la famille Ouaki a refusé de nous renouveler le bail, indique-t-elle. Nous avons été en procès durant cinq ans, puis nous avons quitté Barbès pour ouvrir de nouveaux cafés parisiens. » Tati s’installera par la suite et présentera ses bacs directement sur la rue, le client pourra toucher la marchandise, choisir parmi les vêtements en vrac, sans même entrer dans le magasin. C’est l’ouverture, à Barbès, d’un nouvel espace cosmopolite et populaire qui deviendra emblématique. Au plus bas prix, dans la continuité de Dupont. Mais c’est une autre histoire que celle de la marque au Vichy rose.
Photo : Archives de Paris