Figure du contre-espionnage français durant la Seconde Guerre mondiale, Mathilde Carré alias « la Chatte » a activement participé au réseau de résistance Interallié depuis la villa Léandre. Avant de retourner sa veste en rejoignant un réseau britannique antinazi, puis les services secrets allemands.
Quel Parisien, quel touriste français ou étranger n’a pas un jour flâné dans la villa Léandre ? L’une des impasses les plus chères de Paris, ouverte en 1926 sous le nom de villa Junot, sur l’emplacement des anciennes bicoques insalubres du mythique maquis de Montmartre, et qui prit, en 1934, le nom d’un caricaturiste de talent, dont l’antisémitisme féroce contribua à ternir l’image. Arrêtons-nous devant le 8 bis où en 1939, au début de la guerre, la maison est la propriété des Blavette, les beaux-parents de Roger Vailland. Celui qui n’est pas encore un écrivain reconnu avait épousé, en 1936, leur fille Andrée, une chanteuse de cabaret, surnommée Boule. Il vient alors régulièrement à la villa pour respirer l’air de la Butte et ne rejoindra la Résistance qu’en 1942, avant de se consacrer à l’écriture de Drôle de jeu dans un appartement du 11 de la rue des Abbesses.
Au même moment, à Alger, une femme réussit à entrer en contact avec un officier du deuxième bureau, le service de renseignements de l’armée française. Depuis plusieurs années, Mathilde Lucie Bélard, née au Creusot, le 30 juin 1908, dans une famille d’origine jurassienne, enseigne le français, avec son mari Maurice, aux confins du Sud algérien. Ce qui fut une belle histoire d’amour se transforme en un mortel ennui pour cette femme mystérieuse aux ambitions secrètes. Le 18 septembre 1939, elle accompagne au port d’Oran son mari qui s’est porté volontaire pour le Levant. Bon débarras. Pour Mathilde, « le soldat, le vrai, le courageux, c’est en France qu’il doit supplier d’être affecté, là où ses aïeux se sont fait étriller sans chouiner. Maurice est un lâche. Maurice est un nul. »(1). La future espionne se sent pousser des ailes d’aventurière : après avoir regagné le continent, elle s’inscrit à l’Union des femmes de France, suit des cours dans un dispensaire, fait un stage de chirurgie militaire et, lorsque les Allemands passent à l’offensive, file comme infirmière à Beauvais. Mais la guerre se rapproche de Paris, il faut fuir ; c’est la débâcle et son flot humain sur les routes de France. Le 17 septembre 1940, un homme l’observe et lui fait les yeux doux au café La Frégate à Toulouse. C’est un officier polonais, Roman Czerniawski, qu’elle décrit ainsi dans ses mémoires : « Petite taille, maigre, musclé, un visage allongé en lame de couteau, un nez un peu trop grand, des yeux gris vert qui avaient dû être clairs et assez beaux, mais, à la suite d’un accident d’avion, ils étaient restés très rouges, des dents fausses ou mal rangées, des cheveux brun foncé et très collés, une nonchalance toute slave et des attitudes d’enfant gâté et câlin. » Ayant gagné la confiance de Mathilde, Roman finit par se dévoiler : il est, sous le nom de code d’Armand Borni, le chef d’un réseau de renseignements, le réseau Interallié, qu’il lui propose de rejoindre. Elle accepte avec enthousiasme et s’en va à Vichy, où elle reçoit une formation sommaire d’agent secret et retrouve l’officier qu’elle avait rencontré à Alger. Intelligente et rusée, elle se fait remarquer en portant un manteau de fourrure noir et un petit chapeau rouge. On lui donne alors un surnom qui deviendra célèbre « la Chatte » (il paraît qu’elle avait des yeux de chat).
Le 14 novembre 1940, « la Chatte » est de retour à Paris pour y développer le réseau dans les quatorze secteurs dessinés par Armand Borni en zone nord. Elle s’occupe principalement de l’envoi de messages, des recensions de la presse française ainsi que du recrutement et de la formation des responsables de secteur.
Le 18e, nid d’espions
L’hiver 40 est glacial. Mathilde se rend tous les lundis chez le concierge du numéro 1 de la rue Lamarck pour récupérer et analyser les rapports déposés par les agents, et tenter de retracer les mouvements des unités allemandes dans le pays. Fin février 1941, Roman l’envoie à Vichy pour prendre connaissance de l’ordre de bataille allemand, tel qu’il est établi par Vichy. Quand elle arrive à la station thermale, l’ambiance est délétère : « Ils étaient maintenant tous bien “envichysés”, écrit-elle, on sentait que leur résistance, leur enthousiasme à tous fondaient. » Mathilde est partout. Ses relations se sont multipliées. Un officier résistant, Pierre de Froment, la charge de transmettre en Angleterre des informations recueillies par son réseau en zone interdite (Nord et du Pas-de-Calais). Le 10 mai, le premier message radio part pour Londres depuis le numéro 3 du square du Trocadéro où les deux agents, devenus amants, se sont installés. À partir de ce moment, deux opérateurs radio enverront quotidiennement à l’Intelligence Service des renseignements qui seront utilisés ensuite par la Royal Air Force pour définir ses cibles. Tous les soirs, la BBC diffuse de nombreux messages personnels. Il ne faut pas louper ceux qui indiquent une livraison d’armes ou une mission à accomplir. Ils commencent toujours par les mêmes mots : « Au ministère de la Guerre à Londres, la Chatte vous parle… ». Quelques heures plus tard, un avion anglais s’envole vers la France et bombarde une usine allemande ou un dépôt de munitions.
Pour ne pas être repérés par les Allemands, Armand et Mathilde doivent fréquemment changer de domicile. Durant l’été 1941, ils installent leur poste émetteur à Montmartre, au… 8 bis de la villa Léandre. Roger Vailland, qui se trouve à Lyon, n’est pour rien dans ce choix. Les deux opérateurs radio du réseau ont tout simplement loué le dernier étage de la maison à la famille Blavette. En octobre, Armand fait venir auprès de lui une résistante, Renée Borni, qui n’est autre que sa maîtresse. Mathilde, dépitée, prend alors une chambre rue Cortot. Puis patatras, le 16 novembre 1941, alors qu’Armand a réuni à la villa Léandre les responsables d’Interallié, ils sont réveillés à six heures du matin, en sursaut, par les agents de l’Abwher (le service du renseignement militaire de l’Allemagne). Certains ont réussi à s’échapper par les toits mais la plupart sont arrêtés.
Cette opération d’envergure a pu être montée grâce aux informations recueillies en octobre 1941 par un espion allemand dans un troquet du port de Cherbourg. Ce soir-là, après quelques verres, un docker qui assurait les transmissions entre les membres du réseau s’était montré trop bavard… Mathilde échappe au coup de filet. Sur ce point les versions divergent. Pour les uns, elle aurait quitté, furieuse, la villa dès la fin du dîner, pour d’autres, elle aurait entendu dire dans le quartier que les Allemands allaient perquisitionner l’avenue Junot et se serait tenue à l’écart de la réunion. Quoi qu’il en soit, sa liberté est de courte durée. Voulant récupérer des papiers compromettants rue Cortot, elle y est attendue par la Gestapo.
Trahisons et double jeu
A-t-elle été dénoncée par Renée, sa rivale ? Sous la torture ? Difficile à dire. En tout cas, elle est incarcérée à la la prison de la Santé puis conduite le lendemain à l’hôtel Édouard VII, siège de la police secrète allemande, où elle est interrogée par un jeune officier allemand, Hugo Bleicher, en charge de remonter toute la filière. Celui-ci lui présente tranquillement un ultimatum : « Nous savons beaucoup de choses sur vous. Le dixième suffirait à vous envoyer devant un peloton d’exécution. Nous pouvons travailler ensemble, vous serez libre et n’aurez pas d’ennuis. Mais si vous me décevez, vous serez exécutée immédiatement et sans procès. » Mathilde commet, à ce moment, selon ses propres mots « la plus grande lâcheté de sa vie ». A-t-elle voulu se venger de la nouvelle compagne de Roman ? C’est peu probable. Elle dira plus tard que ce fut un instinct de survie : « Gagner la confiance de Bleicher semblait le moyen le plus sûr de pouvoir m’évader un jour. » Le soir même, après avoir dénoncé plusieurs agents de la résistance qui ne savaient pas qu’elle avait été « retournée » (elle permettra l’arrestation de plusieurs dizaines d’entre eux, qui finiront en camp de concentration), elle sort de prison et rejoint une chambre luxueuse à l’hôtel Édouard VII. Commence alors un étrange double jeu. Grâce à l’émetteur radio de la villa Léandre et aux codes qu’elle a conservés, elle se met bientôt en contact avec les agents britanniques. Elle récupère des informations auprès des alliés, les transmet à Bleicher qui lui demande, pour piéger l’espionnage anglais, de transmettre de fausses informations à Londres.
Mais une rencontre en décembre 1941 va changer le cours des choses : Mathilde entre en contact avec un agent du Special Operations Executive (un service secret britannique) parachuté en France, Pierre de Vaumécourt (nom de code Lucas), et tente de lui extorquer des renseignements. Très vite, celui-ci a des doutes sur elle et la force à se dévoiler. Elle avoue être un agent double mais lui propose de travailler pour les Anglais et de devenir un agent triple. Vaumécourt accepte. Le 27 février 1942, le couple part pour Londres. Sauf qu’en juillet, elle est arrêtée par les Anglais à la demande du gouvernement français et emprisonnée jusqu’à la fin de la guerre malgré ses protestations d’innocence.
Transférée en France le 1er juin 1945, elle est jugée en 1949. Le réquisitoire du procureur est implacable : Mathilde Carré est jugée coupable de haute trahison et donc condamnée à mort.
Prison, libération et grand écran
Lorsque le président lit le verdict, « la Chatte » reste totalement impassible. Très curieusement, elle bénéficie quatre mois plus tard d’une remise de peine de la part du président Vincent Auriol, avant d’être libérée le 7 septembre 1954, officiellement pour raisons de santé. Cette libération rapide a suscité bien des interrogations, qui pour la plupart restent encore sans réponse. Y avait-il des choses à cacher qui auraient fait l’objet de tractations entre les services secrets des trois pays concernés ? On a dit qu’elle avait rencontré un agent secret dans sa cellule. Si c’est vrai que se sont-ils dit ?
Quoi qu’il en soit, après avoir mené une vie discrète, Mathilde Carré est décédée le 30 mai 2007, à 8h15, quasiment aveugle, à son domicile parisien du 6e arrondissement, à l’âge de 98 ans. Elle a écrit trois ouvrages qui ne contiennent aucune révélation fracassante sur ses activités d’espionnage : J’ai été la Chatte ; On m’appelait la Chatte ; Ma conversion. Lors de son procès, elle affirma n’avoir jamais appartenu aux services du contre-espionnage allemand. Or, la consultation par le journal L’Express, en 2016, des archives des services secrets français a permis de retrouver une fiche qui la décrit comme « une informatrice recrutée en janvier 1942 ». Son histoire a bien sûr fasciné les cinéastes. Que ce soit Henri Decoin, qui lui a donné les traits de Françoise Arnoul dans La Chatte (1958) et La Chatte sort ses griffes (1960) ou le réalisateur italien Leandro Castellani, qui confia en 1978 le rôle à l’actrice Catherine Spaak, dans une série télévisée. Ces réalisations donnent une image très romancée du personnage car dans les faits, l’énigme de « la Chatte » reste entière. •
Illustration Stéphanie Clément