En 1996, un collectif de sans-papiers s’installait dans l’église Saint-Bernard à la Goutte d’Or. Leur odyssée a eu un énorme retentissement, dans le monde entier.
Ce 12 août, il y a 147 jours que ce groupe d’environ 300 Africains sans-papiers a commencé son odyssée. Quatre jours à l’église
Saint-Ambroise, expulsés, deux jours au gymnase Japy, expulsés, deux semaines au Théâtre du Soleil à Vincennes, avant de s’installer dans un hangar désaffecté de la SNCF, rue Pajol, le 10 avril. Leur objectif : obtenir la régularisation et des titres de séjour. Des personnalités françaises se sont proposées comme « médiateurs », ont mis à jour les dossiers, entamé des pourparlers avec les services du gouvernement.
Mais le 26 juin, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré décide : 48 des sans-papiers, pas un de plus, recevront un permis de séjour d’un an, les autres se verront notifier l’ordre de quitter le territoire français sous un mois. Le 28 juin, les Africains occupent l’église St-Bernard et le 4 juillet, dix d’entre eux commencent une grève de la faim.
Un rituel s’installe
En ce mois d’août à l’actualité creuse, l’événement a braqué les projecteurs sur les 300 Africains. Alors qu’ils craignaient d’être oubliés et d’affronter les forces de l’ordre dans le silence général, les voici à la une des médias en France et bientôt dans le monde. Depuis qu’ils sont à Saint-Bernard, toutes les nuits, quelques sympathisants montaient la garde dans la rue. Mais à partir du 12 août, il y a du renfort. Désormais ce sont en permanence 100 à 300 personnes qui stationnent devant l’église, se renouvelant constamment. La plupart sont des anonymes, venus spontanément du 18e ou d’ailleurs. Des très jeunes, et des vieilles dames qui disent leur émotion. Un rituel s’installe. Un petit chapiteau a été dressé, certains ont amené leur sac de couchage.
À 7 h, un porte-parole des Africains fait le point pour la presse. Vers 7 h 30, on va prendre le petit déjeuner au café du coin de la rue Stephenson... Beaucoup partent à leur travail, d’autres arrivent.
« Les puissants en bas du trône »
15 août, fête de l’Assomption, messe solennelle. Comme ils le font chaque dimanche avant l’office, les Africains rangent les matelas et tout leur matériel, nettoient la nef, installent les rangées de chaises pour les fidèles. Depuis longtemps, il est prévu pour ce 15 août une rencontre exceptionnelle entre les paroissiens et les sans-papiers. À la sortie de la messe, sur le parvis, lecture est faite de passages de l’évangile et du Coran, dans une sorte de célébration fraternelle entre chrétiens et musulmans.
17 août. L’ultimatum de Debré expire aujourd’hui. La nervosité est grande. Les policiers viendront-ils ? 18 août, la tension retombe un peu : il est improbable qu’ils interviennent un dimanche. 19 août, 20 août. « Ils » ne sont toujours pas venus.
21 août. Daniel Vaillant, maire du 18e, vient le matin. Il fait une déclaration à la presse, parlant lui aussi de règlement au cas par cas. Le soir, 7 000 personnes manifestent de République à Saint-Bernard. On entend les slogans : « Solidarité avec les sans-papiers ». Une délégation des Africains de Saint-Bernard a été reçue au ministère de l’Intérieur. Juppé a réuni les ministres concernés, Debré fait à la télé une déclaration jugée apaisante. Va-t-on enfin vers une ouverture ?
Soudain, de tous côtés ...
22 août, matin. Un des porte-parole des sans-papiers prend le mégaphone : « Nous craignons une intervention ce matin. S’il vous plaît, restez au moins jusqu’à 8 h 30. » À 7 h 30, un militant annonce : « Les voilà ! » Les cloches de l’église sonnent. Tout le monde fait silence, et d’un coup ils sont là : des centaines d’hommes casqués, arrivant de tous côtés. Ils enjambent les gens assis, distribuent les coups de matraque pour se frayer passage, se font un chemin vers la porte de l’église, escaladent la grille. On entend les coups de hache, la porte cède. On entend des tirs de grenades lacrymogènes à l’intérieur.
Les gens qui étaient là ont été refoulés, encerclés sur un coin de trottoir. Il fait froid, c’est long, on ne comprend pas ce qui se passe. Puis on apprend qu’ils sont en train d’évacuer les Africains par la grande porte de l’église. À 11 h, sans un mot, le cordon de gendarmes s’ouvre. On peut partir. Beaucoup d’habitants de la Goutte d’Or sont là. Des CRS, pressés par la foule, perdent leur sang-froid, envoient des lacrymogènes. Des gendarmes mobiles les remplacent. Vers midi, c’est fini.
Dimanche 25 août. Il n’y a pas de messe à Saint-Bernard aujourd’hui. Des panneaux de contreplaqué remplacent les portes cassées. Des cordons de policiers interdisent de passer devant le grand portail de l’église.
Article paru en septembre 1996.
Photo : Dan Aucante