Journal d’informations locales

Le 18e du mois

novembre 2024 / Vie du 18

Les dix jours qui précédèrent l’évacuation des sans-papiers

par Jean-Yves Rognant, Marie Delouze, Noël Bouttier

En 1996, un collectif de sans-papiers s’installait dans l’église Saint-Bernard à la Goutte d’Or. Leur odyssée a eu un énorme retentissement, dans le monde entier.

Ce 12 août, il y a 147 jours que ce groupe d’environ 300 Africains sans-­papiers a commencé son odyssée. Quatre jours à l’église
Saint-Ambroise, expulsés, deux jours au gymna­se Japy, expulsés, deux semaines au Théâtre du Soleil à Vincennes, avant de s’installer dans un hangar désaffecté de la SNCF, rue Pajol, le 10 avril. Leur objectif : obtenir la régularisa­tion et des titres de séjour. Des personnalités françaises se sont proposées comme « médiateurs », ont mis à jour les dossiers, entamé des pourparlers avec les services du gou­vernement.
Mais le 26 juin, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré déci­de : 48 des sans-papiers, pas un de plus, recevront un permis de séjour d’un an, les autres se verront notifier l’ordre de quitter le territoire français sous un mois. Le 28 juin, les Africains occupent l’église St-Bernard et le 4 juillet, dix d’entre eux commencent une grève de la faim.

Un rituel s’installe

En ce mois d’août à l’actualité creu­se, l’évé­nement a braqué les projecteurs sur les 300 Africains. Alors qu’ils craignaient d’être oubliés et d’affronter les forces de l’ordre dans le silence géné­ral, les voici à la une des médias en France et bientôt dans le monde. Depuis qu’ils sont à Saint-Ber­nard, toutes les nuits, quelques sympa­thisants montaient la garde dans la rue. Mais à partir du 12 août, il y a du ren­fort. Désormais ce sont en permanen­ce 100 à 300 personnes qui stationnent devant l’église, se renouvelant constam­ment. La plupart sont des anonymes, venus spontanément du 18e ou d’ailleurs. Des très jeunes, et des vieilles dames qui disent leur émotion. Un rituel s’installe. Un petit chapi­teau a été dressé, certains ont amené leur sac de couchage.
À 7 h, un por­te-parole des Africains fait le point pour la presse. Vers 7 h 30, on va prendre le petit déjeuner au café du coin de la rue Stephenson... Beaucoup partent à leur travail, d’autres arrivent.

« Les puissants en bas du trône »

15 août, fête de l’Assomption, mes­se solennelle. Comme ils le font chaque dimanche avant l’office, les Africains rangent les matelas et tout leur matériel, nettoient la nef, installent les ran­gées de chaises pour les fidèles. Depuis longtemps, il est prévu pour ce 15 août une rencontre exceptionnelle entre les paroissiens et les sans-papiers. À la sortie de la messe, sur le parvis, lecture est faite de passages de l’évangile et du Coran, dans une sorte de célébration fraternelle entre chrétiens et musulmans.
17 août. L’ultimatum de Debré expi­re aujourd’hui. La nervosité est grande. Les policiers viendront-ils ? 18 août, la tension retombe un peu : il est improbable qu’ils interviennent un dimanche. 19 août, 20 août. « Ils » ne sont tou­jours pas venus.
21 août. Daniel Vaillant, maire du 18e, vient le matin. Il fait une décla­ration à la presse, parlant lui aussi de règlement au cas par cas. Le soir, 7 000 personnes manifestent de République à Saint-Bernard. On entend les slogans : « Solidarité avec les sans-papiers ». Une délé­gation des Africains de Saint-Bernard a été reçue au ministère de l’Intérieur. Juppé a réuni les ministres concernés, Debré fait à la télé une déclaration jugée apaisante. Va-t-on enfin vers une ouverture ?

Soudain, de tous côtés ...

22 août, matin. Un des porte-parole des sans-papiers prend le méga­phone : « Nous craignons une inter­vention ce matin. S’il vous plaît, restez au moins jusqu’à 8 h 30. » À 7 h 30, un militant annonce : « Les voilà ! » Les cloches de l’église sonnent. Tout le monde fait silence, et d’un coup ils sont là : des centaines d’hommes cas­qués, arrivant de tous côtés. Ils enjambent les gens assis, distribuent les coups de matraque pour se frayer passage, se font un chemin vers la porte de l’égli­se, escaladent la grille. On entend les coups de hache, la porte cède. On entend des tirs de grenades lacrymo­gènes à l’intérieur.
Les gens qui étaient là ont été refoulés, encerclés sur un coin de trot­toir. Il fait froid, c’est long, on ne comprend pas ce qui se passe. Puis on apprend qu’ils sont en train d’évacuer les Africains par la grande porte de l’église. À 11 h, sans un mot, le cordon de gendarmes s’ouvre. On peut partir. Beaucoup d’habi­tants de la Goutte d’Or sont là. Des CRS, pressés par la foule, perdent leur sang-froid, envoient des lacrymo­gènes. Des gendarmes mobiles les remplacent. Vers midi, c’est fini.
Dimanche 25 août. Il n’y a pas de messe à Saint-Bernard aujourd’hui. Des panneaux de contreplaqué remplacent les portes cassées. Des cordons de policiers interdisent de passer devant le grand portail de l’église.

Article paru en septembre 1996.
Photo : Dan Aucante

Dans le même numéro (novembre 2024)

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    En novembre 1994, Marie-Pierre Larrivé, Noël Monier et Jean-Yves Rognant lançaient Le 18e du mois. Portraits croisés.

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