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juillet-aout 2023 / Histoire

Pierre Reverdy, un poète surréaliste à Montmartre

par Dominique Delpirou

Après une enfance tourmentée, Reverdy quitte la Montagne noire et monte à Paris pour « faire de la littérature ». Montmartre, l’insouciance, les peintres, les prémices du surréalisme façonnent un poète nouveau, un poète cubiste. Un poète trop vite rattrapé par la misère et les doutes.

Le 10 juin 1907, au plus fort de la crise de mévente des vins du Languedoc, dont les prix ont chuté de manière vertigineuse, Marcellin Albert, fort de l’appui de centaines de milliers de manifestants, lance un ultimatum au gouvernement de Clémenceau pour le vote d’une loi et déclenche une grève des impôts. La troupe occupe les villes du Midi et, les 19 et 20 juin, des fusillades font six morts à Narbonne. À ce moment, le jeune Pierre Reverdy n’est déjà plus élève au collège Victor Hugo de la ville. En 1905, il a abandonné ses études, « quitté le bagne ». Lorsqu’il évoquera beaucoup plus tard les événements sanglants de 1907, il dira dans une lettre à Jean Rousselot : « Une misère effroyable accablait le pays, on jetait le vin dans les ruisseaux, tous les jeudis, près du pont métallique, on vendait aux enchères le mobilier des pauvres gens […] Du vin, du sang, de la cervelle. Celle d’un pauvre clochard. Ce n’était pas cette tournure des choses qui pouvait m’incliner à la tendresse pour les soutiens de l’ordre. Antimilitariste à tout crin, je fus exempté de service militaire. » Les années d’enfance sont déjà loin.

Un « sans nom »

Le jeune homme, né à Narbonne le 11 (officiellement le 13) septembre 1889, a été déclaré par la sage-femme « de père et de mère inconnus ». C’est un sans-nom. L’année de sa naissance, sa mère était mariée, mais pas avec le géniteur. Et son époux, Victor Turcan, vivait en Argentine depuis deux ans déjà. Le père, Henry-Pierre Reverdy, reconnaît son fils et lui donne son nom en 1895. La mère effectuera cette démarche seulement en 1911, alors que le jeune homme avait 22 ans. En 1897, les deux parents se remarient puis se séparent définitivement en 1901.

Pierre, après quelques années toulousaines, vit avec son père qu’il admire et qui deviendra son modèle. Celui-ci, issu d’une lignée de tailleurs de pierre, a brisé cette chaîne en devenant viticulteur et négociant en vin. C’est un homme actif, journaliste polyvalent à La République sociale, conseiller municipal à Narbonne. Henry Reverdy a acquis, pour y réunir sa famille, un domaine dans le village de Moussoulens. La Jonquerolle sera le paradis (perdu) pour le futur écrivain. Il écrira : « Près de Carcassonne, au pied de la Montagne noire, le pays est boisé, plus frais, plus vert, délicieusement arrosé de cours d’eau qui cessent à peine d’être des torrents. La source est proche. Cette eau claire, nous en avons rêvé jour et nuit, quand la propriété fut perdue, et elle est dans une grande quantité de mes poèmes. J’ai eu pour ce coin de terre un immense amour […] Dans toute ma poésie, on entend couler la Rougeanne, le ruisseau d’eaux roses. » Cette douceur a cependant son pôle opposé. L’enfant est tourmenté, torturé même, il ressent des émotions violentes qui le marqueront durablement. En 1907, le père est ruiné et doit vendre sa propriété. L’avenir de Pierre est ailleurs.

« Je suis arrivé à Paris le 3 octobre 1910 »

Le 3 octobre 1909, après avoir contemplé une dernière fois ses paysages familiers, il prend le train pour Paris et « faire de la littérature ». Il est accueilli à son arrivée à la gare d’Orsay par son ami le peintre Paul Malaterre, qui vit à Montmartre. « Je suis arrivé à Paris le 3 octobre 1910, par un de ces temps de brume légère que je trouverai délicieux plus tard, mais qui, ce matin-là, à 10 heures au quai d’Orsay, en plein Paris, me donna simplement envie de retourner chez moi, au merveilleux soleil d’automne, qui, la veille encore me caressait de ses rayons. Un ami m’attendait, nous montons à Montmartre dans un de ces taxis à chevaux, cocher à haut-de-forme de cuir bouilli [...] Écœurante traversée de Paris – par la place de la Concorde. Je trouvais tout cela affreux. Ces façades grises, ces monuments lépreux. Le Paris de mon imagination s’effondrait dans la grisaille et la crasse d’un décor de catastrophe, et les arbres noirs – ça c’était le comble ! »

Dans son recueil de poèmes Le Voleur de talan, il donne une version plus terrible encore de son arrivée : « Un train qui pénétrait sous la voûte siffla / Et tous les cochers qui sommeillaient / sur leur siège s›agitèrent […] Un jeune homme court entre les automobiles qui soufflent/ Il a peur. »

Il s’installe d’abord à l’hôtel du Poirier, place Émile Goudeau, puis au 7 de la rue Ravignan, dans la resserre occupée auparavant par Max Jacob. Est-ce à son arrivée ou plus tard qu’il note un phénomène étrange : « Je n’ai jamais su, et l’on n’a jamais pu m’expliquer pourquoi il y eut cette saison-là, à Montmartre, de si nombreuses journées de grand vent […] un vent salé qui arrivait, pour sûr, directement du large sans avoir encore rencontré aucun obstacle capable d’affaiblir son élan – un vent violent, sous le ciel dur et clair, s’engouffrant dans d’étroites ruelles qui, coupées à pic sur le néant, engageaient à penser qu’au-delà on ne pouvait plus rencontrer que la mer. Jamais personne n’aurait osé y aller voir. »

La gaieté des amis de la Butte

Grâce à l’entremise de son ami Malaterre, il rencontre très vite ceux qui deviendront des amis essentiels : Picasso (qui habite alors 11 boulevard de Clichy mais a repris un atelier au Bateau-Lavoir) Juan Gris, Braque, Modigliani, Severini, le sculpteur Laurens, le poète Max Jacob et Apollinaire qui vient sur la Butte en visiteur depuis Auteuil où il a suivi Marie Laurencin.

Ce sont ses aînés. Chaque jour, ils se parlent pendant des heures. Cet homme du sud à la voix rocailleuse, noueux comme un cep de vigne, a rencontré à Montmartre d’autres gens du sud, espagnols et catalans, d’une convivialité et d’une gaieté extraordinaires. Dans une lettre de mai 1950 à Jean Rousselot, il écrit : « Nous vivions les dernières années de l’époque antédiluvienne. Plus jamais le soleil ne nous a passé la main avec autant de douceur sur la peau. Jamais autant d’insouciance et de confiance ne nous a plus escortés vers l’inconnu. » Il faut tempérer cette vision idyllique. Reverdy travaille de nuit comme correcteur d’imprimerie aux Annales, rue Falguière. Ses trajets nocturnes l’épuisent, car il n’a pas les ressources suffisantes pour acheter un ticket de métro. En outre, si dans le « village » la fraternité est grande, le poète ressent fortement la nostalgie du midi, de sa nature.

En 1912, il déménage au Bateau-Lavoir dans l’atelier qui faisait face à celui de Juan Gris puis, en 1913, au 12 rue Cortot (aujourd’hui le musée de Montmartre). Juan Gris et Picasso illustrent bientôt ses poèmes. Dans les années 1912-1914, il collabore à la revue d’Apollinaire, Les Soirées de Paris, qui a son siège au 278 du boulevard Raspail. Il veut s’engager dans l’armée en 1914, mais il est réformé. Les années de guerre sont éprouvantes. Reverdy vit à Montmartre dans une misère absolue. Dans La Lucarne ovale, il note : « En ce temps-là le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d’or et j’écrivais dans un grenier où la neige, en tombant par les fentes du toit, devenait bleue », quelques lignes dont Breton dira qu’« elles me réintroduisent au cœur de cette magie verbale, qui, pour nous, était le domaine où Reverdy opérait. Il n’y avait eu que Aloysius Bertrand et Rimbaud à s’être avancés si loin dans cette voie ».

Un poète cubiste

En 1915, il écrit ses premiers poèmes réunis sous le titre Le Cadran quadrillé, recueil qui ne sera pas publié. Quelques mois plus tard, il fait paraître Poèmes en prose, puis, l’année suivante, La Lucarne ovale. Des critiques parlent alors de « poésie cubiste », ce qui est en partie vrai, tant l’écriture de Reverdy est influencée par la peinture de ses amis. En 1917, il fonde la revue Nord-Sud, en s’inspirant du nom de la ligne de métro qui joint Montmartre à Montparnasse. Proche du surréalisme, elle accueille de jeunes poètes comme Breton, Aragon, Soupault et Tzara, et publie des articles sur le cubisme et la littérature. Reverdy défend l’idée que la poésie n’est pas figurative, mais créatrice. Il refuse à la fois le romantisme et le naturalisme. Michel Collot définit sa poétique comme « le lyrisme de la réalité  ». Il ne s’agit « ni d’un réalisme ni d’un sentimentalisme : il n’est pas plus la formulation fidèle d’un sentiment personnel qu’une imitation servile du réel ; il ne se borne pas à les exprimer mais vise à les recréer l’un et l’autre et l’un par l’autre pour produire une émotion neuve...  »

La revue disparaît en 1918. Dans une lettre à Breton, Reverdy évoque l’amitié qui le lie aux jeunes poètes surréalistes : « Vous êtes tous trois, avec Aragon et Soupault, des amis que je suis fier et heureux d’avoir gagnés. Votre jeunesse, votre sincère pureté me donnent une satisfaction que l’on a bien rarement en art [...] Vous êtes sans doute mes plus purs amis.  » Viendront, au fil des ans, d’autres recueils qui marqueront l’époque : La Guitare endormie, Étoiles peintes, Écumes de la mer. Les liens avec la peinture cubiste sont évidents.

Dans sa chambre du 12 rue Cortot, Reverdy convie, le dimanche, Breton, Soupault et Aragon. Ce sont les premiers temps du surréalisme, et il est leur « poète exemplaire ». Louis Aragon se souvient : « Je le revois rue Cortot dans ce temps de misère et de violence, un hiver qu’il régnait chez lui un froid terrible, sa femme malade, et dans le logement au-dessus ce diable d’Utrillo qui faisait du boucan, c’était à tuer. Il y avait dans les yeux noirs de Reverdy un feu de colère comme je n’en avais jamais vu nulle part, peut-être les sarments brûlés au milieu des vignes à la nuit. Je me rappelle ce jour où il lui avait fallu vendre à un de ces hommes riches qui aiment tant l’art un petit Braque qui n’était pas seulement pour lui un tableau, et, comme à la dernière minute de se dépouiller, il avait farouchement saisi la toile et l’avait baisée de ses lèvres, à la stupéfaction de l’amateur éclairé. »

Pendant la guerre, Reverdy défend l’essence du cubisme contre les « faussaires » ou les amateurs. Il se bagarre avec Diego Rivera, dénonce l’inconsistance des œuvres de Cocteau. Aragon note : « A une époque où la peinture s’est fait la palette d’objets des éléments quotidiens d’une vie misérable, la poésie de Reverdy est le terrain vague, la rue hostile, l’escalier délabré d’une vie qui est celle des peintres et des poètes d’alors. » Il y a de la pauvreté chez Reverdy. Est-ce l’une des raisons de sa conversion au catholicisme ? Le 2 mai 1921, il se fait baptiser au Sacré-Cœur de Montmartre. Max Jacob est son parrain. Reverdy quitte Montmartre en 1922 pour la rue Fontaine, puis pour la rue Vignon.

Coco Chanel

Auparavant il avait fait la connaissance de Coco Chanel grâce à Misia Sert, grande figure parisienne de son temps, égérie de Mallarmé vingt ans auparavant. Après la mort d’Arthur Capel avec lequel elle avait eu une relation passionnée, elle redécouvre l’amour avec Reverdy. Il lui fait aussi découvrir le plaisir de la lecture : Rilke, Lautréamont, Verlaine, Mallarmé. Elle dit de lui : « Le grand poète, c’est Reverdy. » Il lui écrit cette délicate dédicace sur La Peau de l’homme : « Vous ne savez pas chère Coco que l’ombre est le plus bel écrin de la lumière. Et c’est là que je n’ai jamais cessé de nourrir pour vous la plus tendre amitié. » En 1925, il rompt avec les surréalistes dont il n’apprécie pas les compromissions. Et après avoir collaboré au « Roseau d’or », collection fondée par Jacques Maritain, dans laquelle il voisine avec Paul Claudel, Pierre Reverdy « choisit librement Dieu ». Il se retire le 30 mai 1926 dans une maison isolée à Solesmes, près de la célèbre abbaye bénédictine. « Besoin d’absolu, écrit-il. Je quitte Paris pour Solesmes : être ou néant. » Il ne s’absentera plus de sa retraite que pour quelques rares voyages. Il y vivra avec Henriette qui était devenue son épouse en 1914 à Montmartre. Elle était couturière et participa à la confection de ses premiers livres. Ils finiront tous deux leur vie à Solesmes, lui en 1960, elle en 1996.

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