Après la disparition du manuscrit et sa réapparition 80 ans plus tard, Gallimard publie Guerre de Céline. L’épicentre du mystère est son appartement du 18e arrondissement : qui y a volé les inédits de l’écrivain à la Libération, et cela en valait-il la peine ?
Sis 4, rue Girardon. Régulièrement, les céliniens s’offusquent qu’il n’y ait pas de plaque remémorant la longue présence en ces lieux de leur idole. On pourrait être plus consensuel et lui préférer le 92, rue Lepic, où Louis Ferdinand Destouches dit Louis-Ferdinand Céline, ancien médecin des pauvres du dispensaire de Clichy, écrivit les trois-quarts de son monumental Voyage au bout de la nuit (1932). Mais le 4 rue Girardon vient de reprendre de l’intérêt et du lustre dans sa biographie : il aura été le théâtre de péripéties rocambolesques qui, 80 ans plus tard, voit surgir un premier texte inédit, Guerre, que publie Gallimard. Avec un tirage initial de 80 000 exemplaires, l’éditeur relance la machine Céline et les passions tumultueuses qui vont avec le personnage.
Des résistants, des anarchistes, des collabos
L’auteur de l’antisémite Bagatelles pour un massacre (1937) résidait durant l’Occupation, au cinquième étage, dans ce trois-pièces rustique, avec sa nouvelle compagne, la danseuse Lucette Almanzor, et son fidèle chat Bébert. L’endroit était une mini-république littéraire. À quelques mètres, au 25 rue Norvins, vivait Marcel Aymé – qui, après-guerre, aura tout le talent d’un passe-muraille pour échapper aux accusations d’intelligence avec la presse collabo. Mais il y avait aussi au 4e étage de l’immeuble célinien, un réseau de Résistance, animé par Suzanne Gohin-Chamfleury, épouse de l’écrivain et parolier anarchiste Robert Chamfleury… et soutien indéfectible de Céline ! L’écrivain communiste Roger Vailland, un voisin de la rue Ravignan, sera un temps de ce réseau. Alors Céline, on le zigouille ? On le kidnappe ? Il n’en sera rien. Même si l’écrivain reçoit volontiers des collabos et aura balancé au moins deux de ses collègues médecins à la Gestapo…
Mais cela tourne vinaigre. Dès avril 1944, Céline s’organise, se fait établir de faux papiers, vide ses comptes et compte son or. Lorsque survient la Libération, il prend la poudre d’escampette. Son appartement va être l’objet de pillages. Ayant échappé à tout ou presque, Céline, de retour rue Girardon, le constate : « Ils m’ont rien laissé… pas un mouchoir, pas une chaise, pas un manuscrit… » (D’un château l’autre, 1957).
L’inconnu de la rue Girardon
Lorsque Lucette Almanzor décède à l’âge de 107 ans, en 2019, un événement se déclenche alors : l’avocat spécialiste du droit intellectuel, Emmanuel Pierrat, reçoit dans son cabinet du boulevard Raspail un ancien journaliste de théâtre à Libération, Jean-Pierre Thibaudat. De gros sacs, celui-ci extrait des milliers de feuillets manuscrits et de documents personnels inédits de Céline. Qui les lui a donnés ? Mystère à ce jour. Thibaudat parle d’un « lecteur de Libération » qui lui aurait remis les textes en 2008, à la condition de ne pas les communiquer du vivant de Lucette Almanzor. Un homme de gauche ne saurait enrichir la veuve d’un écrivain aussi scélérat et controversé que Céline.
Pierrat intercède auprès des ayants droit, notamment l’avocat François Gibaud, qui prennent le tout… et portent plainte contre le journaliste receleur : plainte classée sans suite. « Les célinocrates l’accusent de vol, mais Jean-Pierre Thibaudat n’a rien volé ! Il y a eu, au contraire, conservation puis restitution des textes. On peut noter qu’il aurait pu les détruire, il n’en a rien fait », s’avance le philosophe Pierre-André Taguieff, coauteur avec Annick Duraffour de Céline, la race, le juif (Fayard, 2017). Celle-ci met un bémol à l’intérêt que Céline aurait porté à ses manuscrits volés : « Il est parti avec le texte auquel il tenait le plus, la seconde partie de Guignol’s Band [le futur Pont de Londres], et a négligé le reste. »
Alors, Guerre, est-ce que ces 80 ans au frais l’ont bonifié ? « C’est un mauvais Céline qui, une fois de plus, utilise un style vulgaire pour masquer une médiocrité narrative », massacre encore Pierre-André Taguieff. Annick Duraffour l’estime « très drôle par endroits et par quelques portraits », mais aussi « horrible dans sa haine des femmes et d’une forme d’apologie du proxénétisme ». Pierrat est plus nuancé : « J’ai lu avec passion et fébrilité tous ces feuillets. Je tiens Guerre pour un petit texte éblouissant, une pièce littéraire de la période du Voyage au bout de la nuit. En revanche, J’ai trouvé les autres textes à paraître d’une qualité inférieure. »
Céline fera encore couler beaucoup d’encre, pour le plus grand bonheur de Gallimard qui, de façon inattendue, voit une nouvelle manne et de nouveaux droits s’ouvrir à lui, alors que l’œuvre de l’écrivain allait tomber dans le domaine public. Thibaudat, vilipendé par les céliniens, très critiqué par ses ex-collègues de Libération, aura une occasion, lui, d’éclairer un pan de ce cold case littéraire et très français. Il est en train d’écrire son témoignage sur le mystère de la rue Girardon.
Photo : Nicolas Henry