Durant 25 ans, un théâtre de quartier a tenu vaillamment son rang. Les petits trafics, le temps qui passe, un sentiment d’abandon, les plans Vigipirate et le Covid-19 ont eu raison de l’Alambic qui est désormais à vendre.
Monsieur Woo sauvera-t-il l’Alambic ? Cela aurait pu être, justement, le titre d’une pièce de café-théâtre comme il s’en proposait des dizaines en ce lieu depuis une quinzaine d’années, mais c’est une question existentielle. L’agent immobilier, Monsieur Woo, est sur les dents depuis deux ans. L’endroit est à vendre. Cent mètres carrés, une jauge de cinquante spectateurs.
Loïs le Dû est le dernier propriétaire du théâtre l’Alambic, pelotonné depuis un quart de siècle dans ce segment décrépit de la rue Neuve de la Chardonnière. Le rez-de-chaussée du 12, pimpant de briques rouges, fait face à un hôtel social. Depuis que le théâtre est en sommeil, les grands bacs à fleurs qui encadraient l’entrée ont été « empruntés », un paquet de petits dealers ou quelques prostituées y tiennent régulièrement leur colloque. « Oui, c’est un endroit encore assez marqué, dira-t-on », nous décrit au téléphone l’ancien producteur de spectacles qui a pris sa retraite en banlieue parisienne, et ne rêve plus que de voyages.
Éric Antoine et ses rires déments
Le premier propriétaire de l’Alambic était une pointure de la formation théâtrale : Luc Charpentier. Cet assistant de l’actrice et professeure d’art dramatique Tania Balachova formait depuis 1967 des générations de comédiens. Et c’est dans cette rue improbable, qu’il a installé sa compagnie dite de l’Alambic, de 1995 au début du XXIe siècle. Le « Studio théâtre Alambic » propose alors une quinzaine de créations contemporaines par an. Le magicien foutraque aux rires déments, Éric Antoine, passera quatre années à suivre les cours Charpentier, découvrant l’art de la comédie et devenant même, de 1997 à 2000, régisseur de l’Alambic. On se demande encore comment il a pu caser sa silhouette dégingandée de deux mètres dans un tel cube lilliputien. En 2000 encore, il y proposait Cet amour, une pièce comme un shaker où il mélangeait-agitait des textes de Prévert et Michaux, Vian et Nougaro, Grumberg et Barbara.
Alambic saison 2 : il a changé de main et s’appelle désormais « Alambic comédie ». En 2008 et durant douze années, dans son écrin, Loïs le Dû a construit des petits univers enfantins. La matinée, il travaillait à Europe 1 comme technicien de reportage « car le théâtre me nourrissait très moyennement » ; les après-midi et les débuts de soirée, il recevait, avec son épouse, Rose, le public qui, contre tout a priori, s’aventurait en ces lieux. À la bonne franquette. Les tarifs étaient ajustés, entre 8 et 18 €, la clientèle, très familiale. Le micro-ondes pour le biberon des bébés côtoyait la caisse enregistreuse. On pique-niquait à l’entrée avant la séance. Le théâtre marquait un point d’honneur à installer confortablement son public, avec de beaux fauteuils rouges qui n’étaient pas au rabais.
« On ne nous a jamais aidés, zéro subvention », souligne Loïs le Dû avec une certaine fierté. Et de grincer : « Nous n’intéressions pas la mairie pour qui les théâtres et la culture qui comptent ne sont certainement pas dans le quartier du Simplon, mais sur la Butte et à Jules-Joffrin. » Les scolaires qui d’ordinaire remplissent les salles vides, provenaient non pas du quartier, mais de Bobigny ou de Gagny, fruits de prospections commerciales ou amicales. L’Alambic s’est ingénié à trouver des idées pour maintenir l’entreprise à flot. Comme ces cours de magie pour les enfants, ou des spectacles très courts le samedi, permettant de jouer trois fois en un après-midi - soit cent cinquante spectateurs « … ». Dans ses souvenirs en vrac, le bouilleur de l’Alambic se souvient aussi d’une mémorable et émouvante séance avec des jeunes, encadrés par des éducateurs : « Les « éduc’ spé » les avaient accompagnés à un festival de rap, et en contrepartie, ils avaient convenu avec eux d’une séance de théâtre, La Cantatrice chauve pour l’occasion. » En prévention, le théâtreux avait demandé à son fils de lui composer des intermèdes rap, afin de retenir l’attention des ados. « C’est un très beau souvenir, ces jeunes n’étaient jamais allés dans un tel endroit et là, ils réagissaient avec des commentaires passionnés et des étonnements spontanés. À la fin, je les ai remerciés, un par un, d’être venus au théâtre. »
Que va devenir Gabilolo ?
Mais plus que Ionesco, Feydeau, Musset, les fables du Moyen-Age ou celles de La Fontaine qui eurent droit de citation, ce sont des créations du café-théâtre qui ont estampillé l’épopée de ce confetti de comédie. « Des pièces qui ont été écrites, pensées et jouées à l’Alambic le sont encore dans d’autres salles, à Montparnasse notamment, au Théâtre d’Edgar comme Amants à mi-temps », s’emballe Loïs le Dû. Qui aime bien, trahit bien !, Mes meilleurs ennuis ou Venise sous la neige ont tricoté des petites gloires de planches et de seul-en-scène. Des spectacles off d’Avignon s’y sont aussi produits. Des signatures d’auteurs et de metteurs en scène, exercées.
Mais la star qui irradie encore ces murs, c’est Gabilolo. Pour les béotiens qui ne connaîtraient pas Gabilolo, ce clown aux cheveux et nez rouge a été créé en 1975 par Catherine Degay-Blonde. Durant des années, il a tenu le haut de l’affiche des Blancs-Manteaux, fait les délices de Télérama et a fini par migrer dans le 18e arrondissement, pour la plus grande joie (un peu hystérique, il faut l’admettre) des gamins et du directeur.
Fondus de comédies, Rose et Loïs décentralisaient l’Alambic l’été, « des créations d’ici étaient interprétées au festival de Loctudy que nous avons lancé avec une association de bénévoles », leur Avignon à eux. Et puis ces dernières années, l’Alambic a dû encaisser, outre une certaine lassitude des incivilités, les grèves des transports, les obligations des plans Vigipirate et last but not least, les sournoiseries d’un petit virus. La dernière de l’Alambic s’est faite à la va-vite, entre quinte de toux suspecte et masques FFP2.
« Bien sûr, j’aimerais que le repreneur des murs soit dans la même logique d’activité, mais rien n’est moins sûr », explique Loïs le Dû qui a pris soin de déboulonner les fauteuils, décâbler et démonter la régie. Quoi qu’il en soit, le futur repreneur tirera la grille sur une époque. É finita la commedia. Rideau.
Photo : D.R.