Si Francine Bergé est connue et reconnue comme une immense comédienne, au théâtre et au cinéma, elle le doit à la danse, une discipline qui l’a nourrie depuis toute petite et qu’elle continue de pratiquer avec assiduité.
« Le 18e c’est mon quartier, c’est chez moi ! Avant c’était très populaire mais maintenant ça garde du charme même si ce n’est plus pareil. A l’époque, Pigalle était tenu par les Corses, je rentrais, je marchais très droite et je n’ai jamais été embêtée, il y avait une sorte de code d’honneur. » » Francine Bergé a habité de 1938 à 1988 avenue Frochot. Ses parents étaient « très amis » » avec les Renoir, des voisins. Et elle a grandi au Tabarin, un music hall (qui a disparu) de la rue Victor Massé : « C’était notre crèche, notre école, notre vie. » Elle a eu une dizaine d’adresses différentes sur la Butte et a passé plus de vingt ans rue Doudeauville.
Longue silhouette élégante, droite comme un i et les yeux rieurs, Francine nous accueille dans son petit appartement de la maison de retraite de la Providence, rue des Martyrs. À bientôt 85 ans, elle arrive… de son cours de danse, boulevard de Clichy, qu’elle fréquente deux fois par semaine. Même si « c’est dur, très dur », ce n’est pas ça qui arrête cette femme magnifique d’énergie dont on connaît la longue carrière entre cinéma, télévision et théâtre.
Au cinéma, depuis 1956 – quand elle jouait une soubrette dans Elena et les hommes de Jean Renoir –, elle a tourné dans plus de trente films et dernièrement encore en interprétant le rôle de la grand-mère dans Le Grand Chariot de Philippe Garrel qui a reçu l’Ours d’argent à la Berlinale 2023. Elle a aussi beaucoup travaillé pour la télévision, dans les réalisations, entre autres, de Marcel Bluwal, Claude Santelli, Nina Campaneez, Pierre Jourdan ainsi que dans de nombreuses séries comme Plus belle la vie.
C’est l’ironie de la vie
Mais le talent de Francine Bergé est surtout reconnu au théâtre. Elle a tout joué, des textes contemporains aux grands classiques – à commencer, en 1957, par Périclès, prince de Tyr de William Shakespeare au théâtre (aujourd’hui disparu) de L’Ambigu – et avec des metteurs en scène aussi prestigieux que Jean-Louis Barrault, Roger Planchon, Marcel Maréchal, Anne Delbée, Alain Françon, Jorge Lavelli. Son souvenir le plus marquant, c’est d’avoir travaillé Bérénice sous la direction de Planchon dans les années 1970. « Il m’a appris à lire. A l’époque, la pièce était jouée comme une grande élégie larmoyante. Lui il arrive, il est autodidacte, et m’annonce carrément : “Titus n’aime pas Bérénice, ce n’est pas de l’amour mais du chantage.” Pendant trois jours, j’ai eu envie de quitter le plateau. Puis je me suis dit “abandonne tes préjugés et apprends.” » Et la voilà qui esquisse avec des gestes simples deux manières de jouer la même tirade !
Puis soudain, entre humour et révélation, elle lance : « J’ai toujours eu envie de danser sur scène. Manque de bol, c’est à 84 ans qu’on me le demande », dans la série Alphonse de Nicolas Bedos, avec Pierre Arditi, Jean Dujardin et Charlotte Gainsbourg. « C’est l’ironie de la vie, c’est génial, mais quelle angoisse ! »
De Chicago à Pigalle
La danse est la grande affaire de sa vie et celle de sa famille. Tout a commencé avec le grand-oncle de son père qui quitte le petit village picard de Ham pour l’opéra de Vienne où « ce danseur a suffisamment de pouvoir pour faire venir mon grand-père ». Grand-père dont les deux fils seront petits rats à l’Opéra de Paris. « Papa petit rat » rencontre en 1911 Anna, dite « la Pavlova », la grande ballerine russe de La Mort du cygne. Envoyé en repérage à Chicago pour la revue du Tabarin, il se rend à Chicago où il engage et... épouse la mère de Francine. « Ma mère, très classique, arrive dans un cabaret à Pigalle où elle danse le French Cancan ! Alors, avec ma sœur, on a fait de la danse. C’était dur jusqu’à ce que ma mère nous annonce que ce serait bien de faire du théâtre. » Francine se retrouve très malheureuse au cours Simon. Elle n’a pas le physique qui convient. Et surtout : « Je portais encore des chaussettes, ma mère me refusait les bas ! » Sa mère décide ensuite de l’inscrire à « l’école de la rue Blanche », où, à 17 ans et demi, elle est acceptée.
La comédienne Monique Adam, qui a rencontré Francine au centre de danse de la rue Blanche, se souvient d’une fille formidable qu’elle avait vue dans Bérénice : « J’admirais sa façon de jouer avec beaucoup de classe, c’était un exemple. Pour moi, c’est une des plus grandes tragédiennes, et j’ai toujours suivi son parcours. Sa vitalité est vraiment incroyable ! »
Ce même été 1956, son père, qui travaillait toujours au Tabarin, demande à Francine de danser le French Cancan pour remplacer une fille souffrante. Photo à l’appui, on la découvre en danseuse de revue !
Une belle leçon de vie
Remarquée dans un petit rôle dans La Vie est un songe de Calderon, elle entre au Conservatoire d’où elle sortira avec un prix de tragédie et sera engagée à la Comédie-Française. « J’en ai été virée violemment. A l’époque, les metteurs en scène n’étaient pas des créateurs comme maintenant. On te disait : “Tu rentres, tu te mets là, tu bouges pas, plus fort, moins fort” et c’était parti pour une carrière. Mais un jour, en tournée, je me suis croisée dans le miroir : “C’est moi ce tas ?” J’ai repris la danse et n’ai plus jamais arrêté (…) Ça me plaisait de prendre des cours, de désapprendre d’une certaine manière ce que je savais et de réutiliser une autre manière de développer les pulsions qui partent du corps. » Elle avoue être obsédée par la danse, une manière lucide et élégante de confirmer qu’il faut prendre des risques.
Une belle leçon de vie par une belle actrice qui, sans jamais quitter le centre de gravité de la Butte, a tourné partout ! Cet été, Francine Bergé sera à Avignon avec une pièce américaine, La Brève Liaison de maman de Richard Grimberg, dont elle a co-signé la traduction et l’adaptation : « Encore une longue histoire, mais j’ai eu le coup de foudre et je me suis laissée embarquer. »
Photo : Thierry Nectoux