Pour un journaliste, interroger un confrère n’est jamais chose aisée. Non pas que l’intéressé ne joue pas le jeu… bien au contraire. Mais l’habitude a été tellement prise, des décennies durant, de poser des questions, que devoir y répondre n’a rien de naturel. Alors, pour mieux comprendre qui est Francis Laffon, il est fort utile de s’adresser à une voisine et à un ami. La voisine, c’est Laurence Isnard, présidente encore quelques semaines du conseil syndical du 10 boulevard Barbès : « Mon premier souvenir, c’est lors de mon aménagement voici neuf ans. Francis est venu le premier jour avec de la citronnade, un vin d’Alsace et du pain d’épices. Et puis, à chaque fête des voisins – une institution au 10 Barbès – il descend avec sa guitare pour chanter. » Et d’ajouter : « Il aime les gens. Il est très affable. »
L’ami ensuite, c’est Amos Mâh, le violoncelliste qui l’accompagne lors de ses tours de chant : « Cela fait vingt ans que je joue avec Francis. S’il compose et chante bien, il a fallu l’aider pour la rythmique. Il m’a fait confiance pour le faire progresser. C’est agréable d’avoir quelqu’un à qui on peut dire franchement des choses parfois abruptes. »
Avec Francis Laffon, avons-nous affaire à un journaliste qui a cultivé la passion de la chanson ou à un chansonnier dans l’âme qui a fait bouillir la marmite grâce au journalisme ? En fait, l’homme s’est construit sur ces deux identités qui ont conduit sa vie, à des périodes et sur des territoires différents, mais qui ont dû se nourrir l’une de l’autre.
Barbès, quartier frontière
Démarrons en Alsace, tout au nord, où Francis grandit dans un village proche de Wissembourg. Ascension républicaine d’un bon élève évoluant dans un milieu modeste (parents petits commerçants) qui fait Sciences Po, puis l’école de journalisme de Strasbourg. Mais le bon élève a une passion qui le nourrit déjà : le chant. « Chez mes parents, il y avait un piano jusqu’à ce qu’il soit vendu dans les années 60 quand l’épicerie s’est arrêtée, se souvient-il. Et dans les années 70, le chanteur régionaliste alsacien Roger Siffer m’a appris mes premiers accords. Étudiant, je chantais dans des boîtes à musique. » Consécration : il interprète quelques chansons lors de la foire de Colmar en 1972.
Mais Francis vient d’intégrer le journal où il restera toute sa carrière, plus de trente ans. À L’Alsace, il fera tous les postes de « localier » avant de finir éditorialiste dans le bureau parisien puis rédacteur en chef à Mulhouse. « À partir de là, mon métier a pris le dessus sur ma carrière », explique-t-il sans amertume.
Exit la chanson ? Pas vraiment. « Quand je venais à Paris, c’était pour écouter de la chanson française, notamment à la Contrescarpe. Et dans le 18e, je fréquentais régulièrement, rue du Chevalier de la Barre, Chez Ubu, un bar où chantait Monique Morelli. D’ailleurs, on ne disait pas Chez Ubu, mais chez Monique Morelli. »
Loin physiquement du 18e, Francis s’en rapproche grandement par l’univers des chansons réalistes. L’une d’entre elles, La Ballade des places de Paris, retient son attention. « Quand j’étais à la fac, une amie interprétait cette chanson qui raconte l’histoire d’une femme allant de place en place dans le 18e, évoque-t-il. Trente ans plus tard, je me suis rendu compte que cette chanson parlait notamment des anciens grands magasins Dufayel, pratiquement là où je vis maintenant. »
Depuis 1999, en effet, Francis s’est installé avec sa femme Dominique, aujourd’hui décédée, dans le 18e. Vivre à Barbès, c’est un choix. « L’anarchie qui règne dans la rue peut être attachante, même si c’est parfois agaçant », résume-t-il. D’ailleurs, il s’implique dans la vie du quartier, comme adhérent de l’association Action Barbès qui s’est battue notamment pour la réouverture du cinéma Le Louxor. « La situation de ce quartier, au carrefour de trois arrondissements (9e, 10e et 18e) m’a souvent fait penser à la région des trois frontières en Alsace, avec la France, la Suisse et l’Allemagne. »
Les mots en partage
Les dernières années avant de prendre sa retraite, Francis replonge dans son amour d’enfance : la chanson. Il compose des textes nourris de son expérience de journaliste, comme Commémoration qui raconte son malaise lors de la célébration des 60 ans de la libération d’Auschwitz, à cause d’un carton VIP dont on l’a gratifié.
Mais son inspiration peut être également très 18e. Dans Jeunes filles noires, il conte la vie de ces jeunes Africaines qui tapinaient jadis rue de Sofia. Avec Désastrologie, il se met dans la peau d’un de ces innombrables guérisseurs qui font leur pub
devant le métro. Et puis bien sûr, il y a ce titre Babel- Rochechouart qui évoque la station de métro et donne son nom à l’album sorti en 2020, quelques jours avant le déclenchement de la crise du Covid. « On devait jouer à Ivry le dimanche et j’ai appris le vendredi que tout était arrêté. Il a fallu attendre deux ans pour que je chante à nouveau. »
Depuis, Francis Laffon assisté d’Amos Mâh et parfois d’autres musiciens, sillonnent la France, l’Alsace bien sûr (l’une de ses chansons porte sur Wissembourg) mais aussi Montpellier, l’Auvergne ou la Drôme, sans oublier, à Paris, la péniche Anako, sur le bassin de La Villette. « Sur les six derniers mois de 2024, j’ai donné douze concerts », comptabilise-t-il. Et d’ajouter : « C’est une chaîne d’amitié et je vis là des moments de partage qui me font du bien. »
On en revient à la question initiale : quels liens entre la chanson et le journalisme ? « J’ai été élevé à l’école de la locale pour L’Alsace. Il faut aimer dialoguer avec les gens. Le principal ciment de ces deux univers, c’est le mot. Dans ma vie, j’ai toujours aimé les mots et j’ai essayé d’être un homme de parole, de tenir mes promesses. »
Des paroles qui font écho à celles de sa voisine Laurence Isnard : « Les textes de Francis renvoient à des souvenirs. Il aime les mots, il joue avec la langue. Il est toujours dans la recherche et le travail, jamais dans l’autosatisfaction. »