« C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme un brouillard laiteux. » C’est ainsi qu’Émile Zola décrivait le Lavoir moderne parisien dans L’Assommoir (1877), implanté au cœur de la Goutte d’Or, au 35 rue Léon. Construit vers 1850, le lavoir fonctionnait de manière traditionnelle : le linge était lavé au rez-de-chaussée et séché à l’étage. Jusqu’au début du XXe siècle, le travail était entièrement manuel.
L’installation d’un monte-charge électrique a permis alors d’améliorer la productivité et d’épargner bien des douleurs aux blanchisseuses. Aujourd’hui encore, cette mécanique d’époque trône fièrement parmi les poutres de bois, ajoutant au charme authentique du lieu.
Alors que l’eau courante était rare, ces établissements étaient essentiels pour les quartiers ouvriers. Cependant, le lavoir ferme en 1953, supplanté par l’électroménager domestique. Il est alors transformé en atelier de composants électroniques jusqu’en 1970, avant de tomber à l’abandon et d’être frappé d’un arrêté de péril. Dans les années 1980, un groupe de jeunes artistes du quartier loue le bâtiment, le réhabilite et en fait un lieu de création et d’expérimentation artistique unique à la Goutte d’Or.
Un parcours de combattants
C’est en 1986, sous la mandature de Jacques Chirac, que le Lavoir moderne parisien renaît, notamment sous l’impulsion d’Hervé Breuil. « Lorsque j’ai visité le lavoir pour la première fois en octobre 1985, c’était un dépotoir sans toit, expliquait-il. Des vieux tissus, des planches et des débris de machines y pourrissaient depuis des années, comme si l’histoire populaire du quartier y était restée figée. Les premiers travaux ont consisté à vider les lieux avec l’aide des jeunes du quartier et à poser un toit provisoire à la place de la verrière brisée. »
À ses débuts, le LMP est un studio vidéo, un atelier de peintres et un lieu de répétition théâtrale, financé grâce à des fêtes et concerts organisés sur place. En 1992, il devient officiellement un théâtre à part entière. Sept ans plus tard, un second lieu voit le jour à quelques mètres du Lavoir, au 20 rue Léon : l’Olympic café. Installé dans un ancien bistrot des années 30, dont la vieille propriétaire auvergnate était partie à la retraite, l’Olympic dispose d’une vaste salle de billard en sous-sol. Hervé Breuil en fait un café-concert où se croisent chanson française, jazz, fanfares, punk, rock, musiques africaines et klezmer, créant un lieu de vie artistique vibrant.
Mais cette effervescence culturelle ne plaît pas à tout le monde. Des tensions avec les forces de l’ordre aboutissent en 2006 à une fermeture administrative du LMP et de l’Olympic café, ordonnée par le préfet de police. En novembre 2007, face aux pressions, le théâtre et troquet affirment encore davantage leur engagement pour une culture libre et contestataire (lire notre n° 144).
Pendant plus de trente ans, le LMP s’impose comme un lieu de culture et de rencontres artistiques, favorisant les jeunes auteurs et les créations émergentes. Des pièces comme Étienne A, Les Femmes de Barbe-Bleue, Beauté fatale ou Arletty y voient le jour, avant de connaître un succès plus large. Mais la survie du théâtre est semée d’embûches : coupes budgétaires, grèves de la faim, pétitions, fermetures administratives, liquidation judiciaire...
À deux reprises, le LMP est sauvé in extremis grâce à l’ordonnance du 13 octobre 1945 qui précise qu’un théâtre ne peut perdre sa vocation qu’avec l’accord du ministère de la Culture. Une mesure instaurée pour protéger le patrimoine culturel après la Seconde Guerre mondiale et les dégâts du régime nazi.
En 2004, l’association Procréart, gestionnaire du théâtre et de l’Olympic café, voit ses subventions coupées. Face à une forte mobilisation du quartier, la Mairie de Paris revoit sa décision. Mais, en 2009, les difficultés reprennent. Privé de subventions publiques, le LMP évite de justesse la liquidation judiciaire en lançant un appel aux dons auprès des artistes et du public.
En 2011, la situation s’aggrave. Malgré 35 000 spectateurs annuels, la subvention municipale est supprimée et un projet immobilier menace de remplacer le théâtre par des logements. Hervé Breuil, refusant de voir disparaître ce lieu, entame une grève de la faim, un acte désespéré qui permettra, une fois de plus, de le sauver.
L’arrivée des Femen
Entre 2012 et 2014, le théâtre connaît une occupation pour le moins atypique : il devient le quartier général des Femen, un mouvement féministe radical d’origine ukrainienne, internationalisé depuis 2008. Sous l’impulsion de leur leader, Inna Shevchenko, les militantes font du théâtre un camp d’entraînement pour leurs actions coup-de-poing. Le choix de la Goutte d’Or, quartier populaire et multiculturel, n’est pas anodin : les Femen, farouchement opposées à toute forme de religion, y voient un symbole de leur lutte.
Le 18 septembre 2012, elles organisent une manifestation choc à Château Rouge. Torse nu, elles défilent en scandant « Go, undress and win » (« Va, déshabille-toi et gagne »), réaffirmant leur vision du corps féminin comme un outil de combat politique contre l’hypersexualisation des femmes. Cette présence suscite des réactions mitigées, oscillant entre curiosité et rejet.
Malgré des tensions apparentes, Pauline Hillier, militante Femen, souligne dans une interview à Action Barbès que les activistes ont reçu un soutien inattendu du quartier lorsqu’elles ont défendu Amina Sboui, militante tunisienne arrêtée pour avoir posé seins nus en signe de contestation. Cependant, les désaccords s’intensifient. Le 21 juillet 2013, un incendie ravage la chambre d’Inna Shevchenko, puis le 28 mars 2014, un homme armé d’un couteau attaque deux spectateurs lors d’une représentation théâtrale, alors que les Femen ont déjà quitté le LMP. L’occupation du 35 rue Léon s’achève par une confrontation avec un autre mouvement, les Antigones, issu de la droite identitaire qui prône un féminisme conservateur.
Graines de soleil reprend le flambeau
Après de nombreuses épreuves, le Lavoir moderne parisien est finalement sauvé en 2014 par la compagnie Graines de soleil, implantée à la Goutte d’Or depuis 1998. Portée par Julien Favart et Khalid Tamer, elle mise sur une programmation ambitieuse et éclectique, mêlant théâtre, musique, danse, poésie, performances et arts numériques.
L’objectif est clair : préserver l’identité du LMP en le transformant en un tremplin pour la création émergente et un espace de rencontres entre artistes confirmés et jeunes talents. Mais cette reprise ne marque pas la fin des difficultés. Si la compagnie rachète le fonds de commerce, le bail du bâtiment est toujours entre les mains de la société luxembourgeoise Zaka, qui projette de remplacer le théâtre par des logements.
Face à cette menace, Julien Favart et son équipe – grâce à une mobilisation citoyenne – alertent la municipalité sur l’urgence de la situation. En juillet 2020, la Ville de Paris décide de préempter le théâtre. Le même mois, elle officialise le rachat pour 2 millions d’euros et affirme son engagement à sauvegarder ce bâtiment historique.
Cette décision est le fruit d’une mobilisation politique de longue date. Dès mai 2020, Anne-Claire Boux, élue EELV du 18e et adjointe d’Anne Hidalgo en charge de la politique de la ville, plaide pour que la Mairie rachète le théâtre : « C’est une opportunité unique de préserver cet espace ouvert sur le quartier et d’éviter une énième opération immobilière ». En septembre 2011, les Verts avaient déjà fait voter un vœu au conseil de Paris pour la sauvegarde du théâtre. La proposition de rachat est alors validée par Ian Brossat, adjoint au Logement, Christophe Girard, adjoint à la Culture et Éric Lejoindre, maire du 18e.
Le projet est ensuite porté par Carine Rolland, qui remplace Christophe Girard à la Culture en juillet 2020. Élue du 18e, elle connaît bien le LMP mais reste prudente : « Plusieurs scénarios sont possibles et nous verrons plus tard s’il faut lancer un appel à projets. L’urgence était de sécuriser le théâtre. Le travail de l’équipe en place, qui a pris le lieu à bras-le-corps dans des conditions difficiles depuis longtemps, qui l’a rouvert sur le quartier et au-delà, mérite d’être souligné. » De son côté, Julien Favart exprime sa satisfaction d’avoir sauvé un lieu chargé d’histoire : « Même si nous devons partir, le lieu vivra sans nous. »
Un théâtre en résistance
Mais cette victoire est de courte durée. En octobre 2022, Habitat social français (HSF) qui détient désormais le bail pour le compte de la Ville, souhaite lancer un appel d’offres pour désigner un nouveau gestionnaire. Officiellement, par obligation juridique et souci de transparence. Mais Julien Favart dénonce une manœuvre politique : « Tous les juristes que nous avons consultés confirment qu’il n’y a aucune obligation. » Il voit dans cette décision une tentative d’écarter Graines de soleil : « Ceux qui nous défendaient hier nous attaquent aujourd’hui. Veulent-ils placer des proches à notre place ? ». Quelques semaines plus tard, HSF demande l’expulsion de Graines de soleil. La Mairie se contente d’une déclaration laconique : « La Ville tente de jouer les conciliateurs entre HSF et Graines de soleil. » Julien Favart dément cette version : « Ils détiennent majoritairement HSF, ce sont eux qui décident de notre sort. Pourquoi ne pas attendre la fin de notre bail ? ». Des initiatives se mettent en place pour mobiliser l’opinion publique et les élus. Pour le LMP, le combat continue.
Bien plus qu’un théâtre de quartier, il a accueilli de nombreux artistes, comme Joël Pommerat, Valère Novarina, Abd al Malik, Alain Mabanckou ou encore Les Têtes Raides. Symbole de la résistance culturelle, son histoire mouvementée prouve combien il est essentiel de protéger ces espaces de création, qui donnent vie aux quartiers et permettent à de jeunes artistes de s’exprimer.
Le LMP lutte pour rester ce lieu d’apprentissage, de découverte et de rencontre, où la culture résiste et inspire.