Journal d’informations locales

Le 18e du mois

février 2024 / Histoire

Quand Buffalo Bill enchantait 7000 spectateurs

par Annick Amar

À la Belle Époque, la place de Clichy rayonnait grâce à son hippodrome, qui pouvait accueillir jusqu’à 7 000 férus de cirque et de spectacle équestre. Mais la gestion du lieu, trop longtemps défaillante, ne lui a pas permis de perdurer.

En arrivant devant l’actuel centre commercial des Arcades de Montmartre, juste à côté de la place de Clichy, difficile d’imaginer qu’il y avait jadis ici un splendide hippodrome. Pourtant, c’est bien à l’intérieur de cette enceinte où Castorama et les hôtels Mercure jouent des coudes que des spectacles en tout genre ont fait la renommée du quartier. C’était il y a déjà plus d’un siècle, à une époque où les animaux exotiques n’étaient pas encore légion dans les ménageries foraines sillonnant Paris et le reste de la France. Géré d’abord par le Sarthois Ernest Molier, artiste et directeur de cirque, puis par l’Anglo-Américain Frank Bostock, dresseur d’animaux, l’hippodrome de la place de Clichy va connaître un succès d’estime retentissant, en multipliant les spectacles époustouflants et ce dès son inauguration en 1900 pour l’Exposition universelle.

Le jardin qui cache la Forest

Organisée du 15 avril au 12 novembre 1900 sur le thème « Le bilan d’un siècle », l’Exposition universelle se tient à Paris pour la cinquième fois et ses objectifs sont clairs : valoriser la puissance du pays, qu’elle soit industrielle, économique, scientifique ou artistique. C’est aussi l’occasion de
réaliser de grands travaux pour accueillir les visiteurs. C’est pourquoi d’importantes constructions voient le jour dans tout Paris : le pont Alexandre III, le Grand Palais et le Petit Palais, le palais de l’Electricité, ainsi que les gares d’Orsay, des Invalides et de Lyon. Dans la perspective des travaux préparatifs, l’hippodrome du Champ de Mars doit être détruit. Ses architectes, Henri Cambon, Albert Galleron et Henri Duray se mettent alors à la recherche d’un lieu où bâtir un nouvel hippodrome. Ce sera dans le 18e arrondissement, juste à côté de la place de Clichy, à l’angle de la rue Caulaincourt et de la rue Forest. Pour sa construction, les maisons villageoises du quartier doivent être rasées. Idem pour le jardin de Barthélemy Forest, à la fois avocat, conseiller municipal, député et photographe. Situé dans le bas de la rue Caulaincourt, ce grand jardin à demi-sauvage accueille les amis du père Forest pour des fêtes ou des promenades dans les sous-bois, dont le peintre Toulouse-Lautrec qui y recevra des modèles et des amis.

En 1897, Forest accepte de céder son jardin à la société franco-anglaise qui a commandé l’hippodrome aux trois architectes, puis le 16 janvier 1898, devant plus de 1 000 personnes, une célébration est organisée pour la pose de la première pierre.

Pendant plus de deux ans, sous la direction de Cambon, Galleron et Duray, les ouvriers vont s’atteler à une tâche complexe : construire un bâtiment unique pour organiser différents spectacles. Tous leurs efforts se concrétisent lorsque l’hippodrome de la place de Clichy (aussi appelé hippodrome de Montmartre) est inauguré avec faste le 13 mai 1900, soit un mois après que le président de la République, Emile Loubet, a officiellement déclaré ouverte l’Exposition universelle.

Un restaurant tout autour de la piste

Si de l’extérieur l’hippodrome claque, notamment grâce à son entrée monumentale en pierre et sa façade Belle Époque, l’intérieur n’est pas en reste non plus. En effet, au rez-de chaussée, un grand vestibule et son escalier d’honneur accueillent les visiteurs. Au niveau de la piste, ces derniers ont accès au contrôle et au bar fumoir, tandis que le niveau supérieur est réservé à la direction, la comptabilité et l’administration. Dans le prolongement de l’entrée qui possède un immense chapiteau métallique, on trouve une salle de spectacle de 7 000 places (dont 5 000 assises) sur cinq niveaux. Il y a aussi un théâtre, des loges pour les artistes, une machinerie et des écuries (dont les stalles sont encore visibles du cimetière de Montmartre).

Le clou du spectacle est évidemment la piste, qui mesure 70 mètres de longueur et 35 mètres de largeur et qui est accessible via un ascenseur permettant d’enlever 300 artistes et figurants de la scène. Enfin, un immense restaurant style Art nouveau tendance rococo, d’une capacité de 2 000 couverts, est installé dans l’enceinte. Créé par Edouard Niermans, qui édifia le Moulin Rouge, le restaurant de l’hippodrome de la place de Clichy donne directement sur la piste et en fait le tour, permettant ainsi aux spectateurs d’assister à des attractions d’envergure tout en profitant de bons petits plats.

Ernest Molier, artiste et directeur de cirque, accepte de prendre bénévolement la direction artistique de la salle. Le bail est signé pour cinq ans et il est renouvelable pour la même durée. Les 7 000 spectateurs présents le jour de l’inauguration assistent à un spectacle exceptionnel composé de numéros de chevaux, d’acrobaties, de domptage, de jonglage avec, pour clou, une pantomime à grand spectacle sur le thème de Vercingétorix. Par la suite, le lieu accueille du cirque, des matchs de football et même un combat naval !

Faillite et renaissance

Problème, des difficultés apparaissent car l’hippodrome de Montmartre est exploité par une société mal gérée qui fait faillite rapidement et dépose le bilan en février 1901. Heureusement l’année suivante, le prestigieux cirque de l’Anglo-Américain Frank Charles Bostock, The Bostock’s Great Animal Arena, en tournée à Paris, passe par la place de Clichy. La moitié du spectacle est consacrée au domptage des fauves mais les éléphants sont également de la partie. Son succès est immédiat car il est rare à cette époque de voir des animaux exotiques ailleurs que dans les grandes ménageries foraines.

Les spectacles vont finalement continuer jusqu’au 2 juillet 1902, date de la fermeture des lieux. Après une première mise en vente fin juillet 1902, l’hippodrome est finalement vendu le 28 mai 1903, pour la somme de 1 million de francs. Bostock, son nouveau propriétaire, va le transformer en profondeur et y installer officiellement sa ménagerie et son cirque. Le 12 novembre 1903, lors de la première représentation sous l’ère Bostock, des numéros sensationnels d’animaux, animés par des dresseurs de renom, sont proposés. Un succès qui durera jusqu’en 1907, période durant laquelle le somptueux édifice sera rebaptisé l’hippodrome Bostock.

Bostock, le roi des animaux !

Né en 1866 en Angleterre, Frank C. Bostock est un véritable enfant dompteur, lui qui grandit dans l’ambiance de la ménagerie Bostock-Wombwell créée par son grand-père. Il émigre en 1893 en Amérique du Nord, dont il prendra la nationalité. Surnommé le roi des animaux tout au long de sa vie, il chasse et capture des animaux sauvages dans différents pays. Toutefois, son objectif n’est pas de les tuer mais de les dresser. Il publie, en 1903, un ouvrage intitulé The Training of Wild Animals, dans lequel il présente ses méthodes d’apprivoisement et d’entraînement des animaux. L’été suivant la publication de ce livre, la ménagerie itinérante Bostock se produit à Coney Island, au grand parc d’attractions Dreamland de New-York, avant de revenir à Paris en octobre 1904. Les spectateurs de l’hippodrome peuvent applaudir le dompteur Herman Weedon et son ours brun Doc, Miss Grace Selica dansant au milieu des lions ou Miss Morelli s’amusant avec ses jaguars.

En mars 1905, en pleine tournée européenne, le spectaculaire Wild West Show de Buffalo Bill, le célèbre chasseur de bisons et figure emblématique de la conquête de l’Ouest, investit à son tour l’hippodrome. 800 acteurs (dont la présence d’Amérindiens), 500 chevaux de selle, 250 chevaux de trait, 80 wagons sont au rendez-vous pour une reconstitution historique unique ! Le 27 octobre 1905, lors d’un gala, Bostock présente une entrée de cage mais se fait accrocher par le lion Wallace, il sera sauvé in extremis par les garçons de piste.

Attaqué de nombreuses fois par ses animaux, le corps de Bostock porte d’innombrables marques de griffes et de dents de lion. Ce ne sont pourtant pas ses nombreux séjours à l’hôpital qui vont précipiter l’hippodrome Bostock vers un échec, ni la qualité de ses spectacles, mais bien l’exploitation du lieu qui se révèle désastreuse à cause de frais généraux exorbitants ne permettant pas d’équilibrer les comptes.

En 1906-1907, c’est la dernière saison du cirque Bostock qui met à l’honneur la créatrice de la danse serpentine Loïe Fuller, pionnière de la danse moderne. Le 10 mars 1907, l’hippodrome de l’ère Bostock s’arrête. Pour éponger le déficit, une partie des animaux et du matériel est vendue aux enchères à Neuilly-sur-Seine. Victime d’une grave grippe, dans sa maison de Kensington Mansions à Londres, Bostock s’éteindra le 8 octobre 1912, laissant derrière lui sa femme et ses six enfants. Succéderont au cirque Bostock, la Compagnie des Cinémas-Halls puis la société anglaise Paris-Hippodrome-Skating-Rink Company. Cette dernière transformera le site en piste pour patins à roulettes et sous-louera en sous-sol une salle de cinéma à l’Hippodrome Cinématographic Theatre.

La clientèle faisant défaut, l’hippodrome de la place de Clichy ferme ses portes définitivement. Racheté en 1911 par Léon Gaumont, il devient, sous le nom de Gaumont Palace, l’un des plus grands cinémas au monde, pouvant accueillir 5 000 personnes, dont 3 400 assises, mais ceci est une autre histoire. •

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n° 331

novembre 2024