Jeanne Pois-Fournier est tombée dans la littérature toute petite avant de devenir une jeune éditrice prometteuse.
Jeanne Pois-Fournier a 27 ans. Elle a toujours vécu dans le 18e, où l’avaient précédée ses parents. Elle aime cet arrondissement au point, quand elle s’installe « en couple », il y a peu, de s’éloigner d’à peine quelques rues de ses premiers pénates, près de la station de métro Jules Joffrin. Peut-on vivre ailleurs que dans le 18e ? Non, bien sûr.
Jeanne est éditrice. Comment est-ce possible, si jeune ? Après le bac, elle opte pour une hypokhâgne puis une khâgne, rate le concours d’entrée à Normale Sup’ et se replie sur la Sorbonne. En master, ayant décroché un stage aux éditions de La Martinière, elle découvre sa voie : le livre, rien que le livre. À La Martinière, on ne s’y trompe pas : comme un département de littérature est créé à ce moment-là, dès la fin de son stage, on l’embauche en tant qu’assistante éditoriale. Elle a 22 ans.
L’édition chevillée au corps
Abandonnant sans regret son master, elle s’attache à relever un défi : créer une collection, un catalogue, dans une maison spécialisée jusque-là dans les « beaux livres ». Se révélant plus que douée, polyvalente, Jeanne façonne son poste avec une grande liberté, travaille sur les manuscrits, tisse des liens avec les acteurs (médias, agents, auteurs), enchantée par cette plongée dans la création. Très vite, l’envie la prend de partager des idées, de proposer des textes, d’aller encore plus loin dans cette aide à l’accouchement littéraire. En 2019, la voilà pleinement éditrice.
Mais ses qualités ne sont pas reconnues qu’à La Martinière où elle aura passé cinq ans. La directrice de L’Iconoclaste la contacte et la convainc de la rejoindre. Le 1er septembre 2021, elle intègre donc cette nouvelle maison, plus petite, indépendante, comme éditrice à part entière. La ligne éditoriale est différente, privilégie les récits engagés, les œuvres dévoilant l’intime des auteurs. Comme elle l’explicite, ce métier, « c’est la recherche de voix contemporaines fortes, qui parlent du monde d’aujourd’hui : on veut des livres qui s’inscrivent dans une sorte de nécessité, on doit se sentir dans l’impatience de les publier ». Une éditrice qui crève d’envie de vous publier : le rêve pour nombre de scribouillards pas toujours accueillis à bras ouverts !
Aller au-devant des auteurs
Hors de question pour Jeanne de se cantonner à la réception de textes déjà écrits, il faut aller au-devant des auteurs, contacter des personnes qu’on aime, y compris lorsqu’elles s’illustrent dans le théâtre ou la chanson. Instaurer un dialogue, écouter, épauler au mieux les créateurs et créatrices pour les aider à atteindre tout à la fois clarté et singularité, les accompagner pour qu’ils offrent le meilleur d’eux-mêmes, car après tout éditer c’est mettre au monde : tel est à ses yeux le cœur du métier. Pour elle, « l’éditeur ne doit pas avoir d’ego ». Si certains, dans ce milieu, semblent ignorer ce conseil, elle-même s’y tient fermement. Le dévouement à l’auteur prime, comme s’impose la toute-puissance de la littérature qui dessine des semaines de travail de sept jours sur sept et des journées qui se terminent à point d’heure. Sans compter les festivals, les signatures et autres événements imprimant leur tempo. Sans compter aussi la lecture de ce qui se publie ailleurs et celle qu’elle engage pour son plaisir personnel (elle évoque avec gourmandise Nabokov, Maupassant, Emmanuel Carrère). Car, dit encore Jeanne, « la littérature, ça se vit tout le temps : même quand je cuisine, j’écoute en podcast des interviews d’auteurs. Je ne suis jamais sans la petite musique du livre ».
L’art en arrière-fond
Travailler jusqu’à plus soif n’empêche pas de savourer pièces et films. Ils alimentent notre jeune éditrice tout autant qu’ils la bouleversent, comme La femme d’à côté de François Truffaut ou Les Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot. Dans ce film à suspense parmi les plus emblématiques de l’histoire du cinéma, comme d’autres, Jeanne a frémi devant les yeux blancs de Paul Meurisse qui n’a plus du tout l’air, à ce moment-là, d’être « le nonchalant qui passe » (selon les mots d’Henri Jeanson).
Pour l’instant, Jeanne n’envisage pas d’écrire, ce n’est pas (encore ?) une nécessité pour elle. Même si elle rédige remarquablement bien. Plusieurs auteurs dont elle a corrigé (sans indulgence) le manuscrit l’attestent, sans pour autant accepter d’être cités – il ne faut pas faire de jaloux quand on est attaché à une maison d’édition et que l’interlocutrice préférée est partie.
Elle sait aussi avec diplomatie et gentillesse s’atteler aux lettres de refus d’un manuscrit. Corvée qui lui échoit souvent car elle a l’art et la manière. Les auteurs destinataires de ces missives n’aimant pas trop reconnaître publiquement avoir été écartés, on ne donnera, là non plus, pas de nom. Seuls subsistent les éloges. Que demande le peuple…
Elle dit avoir eu jusque-là beaucoup de chance et, pour l’avenir, accorde toute sa confiance à sa bonne étoile. Qui veille peut-être sur elle par-delà les siècles, à l’aide d’ondes baladeuses transmettant sans crier gare le goût du livre et de l’art. Deux faits l’attestent. Un des ancêtres de Jeanne est le peintre Jean-François Millet (1814-1875) dont la deuxième épouse, Catherine Lemaire, a donné naissance à neuf enfants. L’aînée, prénommée Marie, est l’arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère de Jeanne qui n’a eu cependant pour dot ni un Angélus, ni des Glaneuses : ce qui n’a pas été vendu du vivant du peintre est à Orsay, à Boston et aussi au musée de Cherbourg-en-Cotentin. Autre signe du destin : toute petite, Jeanne est gardée au domicile d’un couple au 14 rue Nicolet, dans l’ancien appartement des beaux-parents de Paul Verlaine. Ce dernier y vivait avec Mathilde (son épouse) et Georges (leur fils), et ils y accueillirent Arthur Rimbaud pendant trois semaines, en septembre 1871. Que d’échos dans ces murs pour souffler à une enfant que les bateaux peuvent être ivres et les neiges d’antan luire comme du sable.
Comment, après cela, échapper à la littérature ? Jeanne Pois-Fournier n’en a pas l’intention. Retenez bien son nom. On la retrouvera sûrement un jour à la tête d’une grande maison d’édition, et là…on verra ce qu’on verra.
Photo : Thierry Nectoux