C’est l’histoire d’un taxiphone, ou plutôt l’histoire d’une époque où téléphones portables ou fixes n’existaient pas encore. Cela se passe au café Au rêve, rue Caulaincourt et cela raconte l’histoire d’un quartier et de ses habitants.
Elyette Ségard-Planchon, l’ancienne patronne du bar Au rêve, vient d’offrir au Musée de Montmartre le taxiphone qui équipait le fond de son arrière-salle, témoin de toute une époque, qu’elle raconte volontiers. Ses parents, enfants eux-mêmes de bougnats, achètent le bar, autrefois une crèmerie, qui s’appelait déjà Au rêve, en souvenir des rêves que procurait l’absinthe qui venait d’être interdite après la guerre de 14-18.
C’est également à cette époque qu’on y installe un prototype du « taxiphone », très futuriste, premier téléphone sans opérateur, qui fonctionnait avec un compteur et une clef et plus tard, un système de jetons. Il était placé dans une cabine fermée, dans un recoin de la petite salle, et servait à tout le quartier. À la mort de ses parents, Elyette est mineure, avec un frère plus jeune à élever. Mais, grâce à la protection du maire de l’époque et aussi son parrain, Constant Teffri, du commissaire Farge et même de « Petit Claude », le chef des voyous du coin qui lui dit : « La môme c’est bien ce que tu fais, si on t’emmerde, tu m’appelles… », Elyette reprend le café.
Des clients célèbres
Enfant de la balle – serveuse le dimanche dès l’âge de 10 ans elle connaissait tout le monde – elle se souvient de certains clients que son père lui interdisait de déranger : Jacques Brel, qui avait démarré sa carrière française au Tire-Bouchon et qui attendait tous les jours ou presque, « Au rêve », que Suzanne Gabrielo, l’un de ses grands amours, rentre chez elle, 40 avenue Junot pour l’appeler avec le taxiphone !
« Marcel Aymé avait l’habitude de venir téléphoner tous les jours vers 10 h le matin. Il buvait un café crème très blanc. Au fond, dans la cabine, il était tranquille, parce que chez lui, il y avait un double téléphone et Madame décrochait. C’était son bistrot. Il connaissait mon histoire et s’intéressait à comment je m’en sortais. C’était un monsieur adorable. » Marcel Taxi, un exilé russe déclassé, qui servait de chauffeur à toutes les bonnes familles un peu désargentées du quartier, venait lui aussi tous les matins vers 10 h pour voir s’il avait des appels. Il faisait partie de la bande « La Chignole », un groupe d’artistes qui animaient la vie du quartier. Et le taxiphone servait aussi aux commerçants : « On avait des sifflets. Au carrefour des rues Saint Vincent et Girardon, il y avait un carrossier. Quand il recevait un appel, on sortait, on donnait trois coups de sifflet et il descendait. Le père Cathy le sculpteur sur bois, Gilbert le menuisier, on avait un code pour chacun. Tout le monde défilait au café. » Un consommateur, croisé au comptoir, se souvient du bruit strident de la sonnerie : « Elyette allait répondre, et on suivait toute la conversation ! »
Photo : Jean-Claude N’Diaye