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mars 2024 / Histoire

Aux origines du rap français

par Maxime Renaudet, Mehdi Bouttier

Né en France au début des années 1980 dans le sillage du mouvement hip-hop, le rap a toujours pu compter sur le 18e. Un arrondissement majeur dans l’éclosion de ce genre musical aujourd’hui plébiscité.

Il a intégré les programmes scolaires, envahi les librairies, fait son entrée dans le domaine de la recherche universitaire, fait l’objet d’un télé-crochet sur Canal+, et même remporté des Victoires de la musique. Pas de doute, le rap, genre musical le plus populaire dans l’Hexagone, est devenu une culture populaire désormais indissociable de notre patrimoine. Mais ce que les jeunes et les plus vieux ne savent peut-être pas, c’est que le 18e est un des berceaux de l’émancipation de cette musique en France, au même titre que le mouvement hip-hop, qui englobe le graffiti, la breakdance, le DJing et le rap. Ce dernier a d’abord émergé dans le bronx de New York au début des années 70, avant d’être importé en France au milieu des années 1980 via notamment Dj Dee Nasty, qui découvrit le hip-hop deux ans plus tôt lors d’un voyage à San Francisco. De retour à Paris avec une pléiade de vinyles inédits, il enchaîne les émissions sur des radios pirates, puis publie son premier album, Paname City Rappin, en 1984. Après cette date, le mouvement explose en France. Grâce à l’émission H.I.P. H.O.P diffusée sur TF1, mais aussi et surtout grâce aux « free jam » organisées par Dee Nasty sur un terrain vague situé au 18 boulevard de La Chapelle. « C’est l’élément fondateur de la culture hip-hop en France et ça s’est passé dans le 18e », remarque Benjamin, qui organisait encore récemment des visites guidées autour de la culture hip-hop dans le 18e (lire notre numéro d’avril 2022). « Dee Nasty avait investi ce terrain vague où toutes les disciplines du hip-hop étaient représentées, dont le rap. Mais c’était du proto-rap car quasiment personne ne rappait encore en français. À cette époque, le rap était balbutiant, dans le 18e mais en France aussi. »

Tous les chemins mènent à La Chapelle

En passant aujourd’hui devant, difficile d’imaginer qu’à la place du centre de tri postal se situait le berceau de la scène hip-hop hexagonale. Pourtant, c’est bien au pied du métro aérien que sont passés Johnny Go et Destroy Man, considérés comme les premiers rappeurs français de l’histoire. Avant d’être ringardisés par Kool Shen et Joey Starr du groupe Suprême NTM et par un gamin du 18e, Mathias Cassel, alias Rockin’Squat, du groupe Assassin. On les retrouvera en mai 1990 sur la compilation Rapattitude, enregistrée de nuit dans des studios du Centre Pompidou et sur laquelle est présent Dj Dee Nasty.

Vendue à 100 000 exemplaires et certifiée disque d’or, cette compilation aurait pu pousser le frère de Vincent Cassel et son groupe dans les bras de l’industrie musicale. Mais contrairement à IAM ou NTM, le groupe évoluera toute sa carrière hors des radars, s’obligeant ainsi à s’autoproduire.

Pionnier d’un rap français politisé, Rockin’Squat et ses trois disques d’or ont en réalité ouvert une boîte de pandore. Dans son sillage, de nombreux rappeurs indépendants ont émergé dans notre arrondissement. On pourrait d’abord citer Doc Gynéco, qui revendiquait en 1996 son appartenance à La Chapelle et demandait à être classé dans la variété, avant de multiplier les sorties médiatiques hasardeuses et les projets musicaux aux antipodes du rap dit conscient et indépendant. Tout l’inverse de la Scred Connexion, véritable emblème du 18e arrondissement symbolisé par un slogan éprouvé : « Jamais dans la tendance, toujours la bonne direction »

L’indépendance comme un moyen d’exister

Au milieu des années 90, alors que le rap prend une place prépondérante dans l’espace médiatique et que la radio Skyrock en fait son nouveau credo, les labels flairent la part du gâteau, en signant de plus en plus d’artistes. En marge de ce système, dans le giron du légendaire Fabe, la Scred Connexion, le collectif réunissant Koma, Morad, Haroun et Mokless, apparaît à cette période. Issus du quartier de Barbès, les rappeurs décrivent leur quotidien, parlent de l’actualité de l’époque, dans un rap terre-à-terre et authentique. En 1998, leur premier maxi*, Bouteille de gaz, témoigne de cette urgence, tout en étant publié sous leur propre bannière. L’indépendance, voilà un concept qui colle à la peau de la Scred, sans pour autant être un faux postulat. « On s’est laissé guider par notre passion, témoigne Mokless. Quand on a voulu distribuer notre maxi, on nous a demandé une structure, donc on s’est renseigné, on a ouvert une société, c’est aussi simple que ça. »

Alors que l’industrie musicale subit de plein fouet la crise du disque dans les années 2000, l’indépendance devient essentielle pour grand nombre d’acteurs du rap dans le 18e. L’heure est aux compilations et aux street CDs, vendus chez les disquaires indépendants comme à Street Sound place de Clichy ou sur le marché aux puces de porte de Clignancourt. Les différentes compilations Street Selexion de la Scred sont des pièces importantes de l’époque, tout comme Explicit Dix-Huit, produite en 2003 et soutenue par le magasin Tati de Barbès. « Notre volonté était de mettre encore plus le 18e sur la carte en réunissant les rappeurs de l’arrondissement. C’était une manière de revendiquer aussi notre appartenance au quartier. », rembobine Flynt, le producteur d’Explicit Dix-Huit. Cette première expérience d’autoproduction lui mettra le pied à l’étrier puisqu’il enchaînera avec quatre maxis finement écrits, puis son premier album J’éclaire ma ville (2007), sur lequel ses textes métaphoriques font mouche, au point que cet opus devient un classique du rap hexagonal. « Laborieux et exigeant en écriture », Flynt est moins productif que d’autres rappeurs franciliens, mais la qualité et la richesse de ses textes lui permettent de trouver un public d’avertis, loin des maisons de disques. Il retrouvera heureusement le chemin des studios, publiant deux nouveaux albums en 2012 et en 2018, avec toujours le même leitmotiv : faire du rap d’adulte en indépendant.

Plusieurs biberons, un seul berceau

L’autre versant du rap du 18e, c’est son côté politique, incarné entre autres par La Rumeur. Le groupe établi à Pigalle défend un rap « revendicatif, vindicatif, contestataire, dissident et militant », comme ils le décrivaient en 2002 pour le webzine L’Abcdr du son. Une démarche radicale et assumée qui n’est pas du goût du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy. Après sa plainte, huit ans de procédure judiciaire seront nécessaires pour que le groupe revendique sa liberté de parole et son indépendance.

Si le rap connaît plein de révolutions esthétiques dans les années 2010, une certaine tradition du non-conformisme perdure, avec des figures comme C. Sen ou Hugo TSR. Indépendant aussi, ce dernier a emboîté le pas de ses aînés dès son premier opus solo, La Bombe H, en 2005. Depuis, celui qui refuse la médiatisation et les interviews a sorti six albums, soit presque autant de récits sur le 18e, qu’il dépeint avec un réalisme froid et amer, comme dans Fenêtre sur rue (2012), son chef-d’œuvre musical. Adorateur d’instrumentales lentes et mélodieuses, Hugo TSR, 39 ans, n’a presque pas bougé d’un cil. Et même si Jeudi, son dernier album sorti en décembre 2023, n’évoque pour une fois pas le 18e, il reste un des porte-drapeaux les plus représentatifs de son arrondissement.

À son tour, il a même influencé de jeunes ouailles. du 18e. C’est le cas de deux de ses voisins de l’époque : Sopico et Georgio. Le premier, 28 ans et trois albums au compteur, s’est fait connaître armé de sa guitare électrique, lui permettant de combiner un subtil mélange hybride de rap et rock qui détonne et casse les codes du rap d’antan. Un credo également emprunté par Georgio, de trois ans son aîné, que l’on a découvert en 2012 via un projet sur lequel il partageait un morceau avec Koma de la Scred Connexion et C. Sen. Depuis, le gamin de Marx Dormoy a bien grandi et a déjà sorti cinq albums, dont le premier, Héra, teinté de littérature et de pop ou son dernier, Années sauvages (2023), réédité en novembre dernier, lui ont permis de se faire connaître bien au-delà de l’arrondissement et du rap français. Résultat, à 31 ans, Georgio risque bientôt d’entrer lui aussi bientôt dans la catégorie des anciens.

La relève est assurée

Derrière Georgio et Sopico, une nouvelle génération de rappeurs semble perpétuer la tradition du 18e. Parmi eux, des artistes aux univers variés. Il y a Slkrack, originaire de porte de La Chapelle, un quartier qui dégouline dans ses paroles. Mais aussi le très juste Cashmire, qui bat le pavé du côté de Marx Dormoy, Bayasse de porte de Clignancourt, qui propose un rap doux-amer, ou encore knfGabbana et son univers mi-ringard mi-racaille. Enfin, le quartier de la Goutte d’Or n’est pas en reste avec Rapi Sati, Junior Bvndo ou encore Guy2Bezbar. Ce dernier, auteur d’un premier album certifié d’or, est le nouveau visage du rap du 18e. Un rap dans la tendance qui peut paraître éloigné de celui de ses pairs. Pourtant, c’est bien chez un certain Mokless de la Scred Connexion que le jeune Guy, alors « âgé de 11-12 ans », se rendait pour rédiger ses premiers textes. Depuis, le gosse de la Goutte d’Or a bien évolué. Il faisait son premier Zénith de la Villette le 29 février. Sa première partie ? La jeune Merveille, 16 ans, qui fait le buzz avec des morceaux faisant la part belle à son quartier : porte de Clignancourt. Dans le 18e, la transmission dans le culture hip-hop n’est pas un vain mot.•

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n° 328

juillet/août 2024