Habitant depuis plus de quarante ans à la Goutte d’Or, Bernard Massera n’a cessé de s’engager pour le quartier et ses habitants et ce sur tous les fronts.
Certains hommes trouvent, en tout lieu où le hasard les porte, l’occasion d’agir. Rien ne prédisposait, en apparence, Bernard Massera à atterrir à la Goutte d’Or. Ce natif de Haute-Savoie, ouvrier métallo depuis ses 16 ans, a d’abord travaillé en région lyonnaise, puis en Picardie. Dès le début de sa carrière, il accumule une solide expérience de lutte syndicale : aux côtés des militants de la CFDT et du PSU à Vaise (Rhône), à l’occasion de la grève de la Rhodiaceta, puis dans l’Aisne où il s’engage comme prêtre ouvrier après son ordination en 1967. A la suite d’un nouveau déménagement dans le Nord, il est identifié comme meneur syndicaliste et blacklisté. Un responsable d’une entreprise d’intérim, à qui il demande pourquoi on ne lui a pas proposé un poste ouvert à Amiens, finit par lui avouer qu’avec son parcours syndicaliste et politique il ne faut pas y compter. Contraint de chercher ailleurs, c’est aux usines automobiles Chausson, à Gennevilliers, qu’il parvient à se faire embaucher en 1981. Il se met alors en quête d’un logement abordable à Paris, assez proche de la gare pour se rendre à l’usine, et c’est naturellement à la Goutte d’Or qu’il s’installe.
Pugnacité mais sens du compromis
C’est là que, tout en faisant les trois-huit chez Chausson, il découvre la précarité des immigrés et ouvriers de son quartier. Pour cet homme qu’aucune injustice ne laisse indifférent, il est alors naturel de s’engager sur deux fronts : à l’usine, aux côtés des travailleurs, dont les emplois sont bientôt menacés par les projets de fermeture de Renault et Peugeot ; à la Goutte d’Or, dans l’opposition au projet de réhabilitation de la Mairie. On est en 1983, le maire de Paris Jacques Chirac et son adjoint Alain Juppé ont résolu de « nettoyer » le quartier, en détruisant les immeubles vétustes et en faisant expulser leurs occupants. Les solutions de relogement proposées sont inexistantes, en particulier pour les occupants qui sous-louent des logements indignes à des intermédiaires sans aucun contrat à leur nom. L’approche de la Mairie privilégie la destruction d’immeubles, par blocs, à la rénovation. Bernard participe alors avec d’autres riverains à la création de l’association Paris Goutte d’Or, qui se donne pour but de modérer les ardeurs rénovatrices de la Mairie et d’imposer des conditions de relogement dignes.
Avec Michel Neyreneuf, auquel il succédera à la tête de l’association, et d’autres, ils parviennent à imposer à la Mairie de revoir ses plans, grâce à leur connaissance du terrain et un travail minutieux auprès des familles. « Bernard apportait dans les réunions avec la Mairie sa pugnacité, mais aussi son sens du compromis », se souvient Michel Neyreneuf, devenu ensuite adjoint à l’urbanisme. Là, comme ailleurs, Bernard a toujours été un adepte de cette approche, plutôt que de la lutte frontale. La méthode fonctionne, puisque le groupe parvient à faire entendre raison à la Mairie de Paris et à obtenir un certain nombre d’aménagements, tel un centre de santé. En parallèle, il participe à la création d’Accueil Goutte d’Or, devenu centre social en 2001.
Une mémoire de quartier
À 84 ans, celui qui vit toujours dans son appartement de la rue des Chartres, a conservé un grand attachement pour son quartier et une énergie tranquille. Il continue à œuvrer pour l’aide aux plus précaires, notamment en partageant avec les acteurs associatifs son expérience considérable de lutte sociale. Actif dans de nombreuses associations (Accueil Goutte d’or, ADOS, Salle Saint-Bruno), on le croise fréquemment, coiffé d’une gapette, dans les rues du quartier. Pour en savoir plus sur les activités de cet homme discret, mieux vaut se tourner vers ceux qui le côtoient. « Il est une mémoire du quartier », dit de lui Hélène Tavera, de l’association Quartier libre-4C. « Un militant de la première heure, toujours auprès des plus faibles. C’est un repère pour bon nombre d’entre nous », confie celle qui anime avec lui des « conférences-visites » mensuelles du quartier, axées sur l’histoire sociale et la vie associative et destinées notamment aux nouveaux habitants. Au sein du binôme, il se charge de la partie historique et fait le récit de cette identité ouvrière et diversifiée qui s’est forgée au fil des générations successives depuis le XIXe siècle.
Il a également soutenu, depuis sa création, l’action d’Espoir Goutte d’Or, aujourd’hui au sein d’Aurore, à destination des usagers de drogue. Derrière son engagement en faveur de l’accueil des usagers dans des salles, on retrouve son sens de l’humanité et de la solidarité, ainsi que sa foi dans le dialogue. Il observe que les riverains, inquiets au début, ont fini par reconnaître que l’ouverture de ces salles avait plus apaisé les choses que l’inverse.
Laisser la place à la relève
S’il est souvent sollicité par les acteurs associatifs du quartier, qui connaissent la valeur de son expérience, il veille également à laisser la place à la relève. « Les modes d’action évoluent », note celui qui voit d’un bon œil le renouvellement des équipes associatives mais s’inquiète des évolutions récentes. « L’engagement associatif comme syndical sont tous deux peu reconnus par le gouvernement. Des associations sont menacées de disparition en raison de leur action, du fait des détournements de la loi de 2021 et de l’application arbitraire faite par les services administratifs du contrat d’engagement républicain, désormais exigé des associations », dénonce l’ancien ouvrier métallo. C’est pourquoi il soutient la demande de saisine du Haut Conseil à la vie associative sur ce sujet, portée par plusieurs associations, dont la SSB. Encore un engagement, un combat, parmi une longue liste que plusieurs articles ne suffiraient pas à évoquer. On le devine, tant qu’il y aura des injustices, il n’y aura pas de raison pour lui de s’arrêter de lutter.
Photo : Thierry Nectoux