Artistes, peintres, chanteurs ou simples Montmartrois en quête d’authenticité se retrouvent le soir depuis cinq décennies dans ce petit rade comme figé dans le temps.
« Aux Abbesses, ils ont tout cassé. C’est de plus en plus cher, sans caractère. Ici il y a une âme et si on cherche un endroit tranquille c’est ici », dit Ammad. Depuis qu’il a repris le café qui porte le nom de sa famille, dans les années 1980, ce vieux kabyle rigolard observe avec intérêt la faune composite qui se presse chez lui tous les jours entre 17 heures et 2 heures du matin. « Ici il y a de tout. Quand les gens s’emmerdent chez eux, ils viennent passer le temps chez nous », explique un brin philosophe l’ancien ajusteur outilleur dont la famille est originaire d’Azazga, une localité de Grande Kabylie (Algérie).
Sa clientèle se compose de jeunes gens désargentés séduits par les prix modérés des consommations, et d’habitants du troisième, voire du quatrième âge du quartier aux revenus modestes. Un des succès de ce café-restaurant, accolé à un hôtel, le Grand Hôtel de Clermont, a longtemps résidé dans son traditionnel couscous du vendredi. Mais cette tradition a été abandonnée. Les concerts du vendredi eux, ont toujours bien lieu.
La déco vaut le détour
L’établissement hôtelier, aux prix également doux, abrita avant guerre et dans l’immédiat après-guerre les amours clandestins d’Edith Giovanna Gassion, dite Edith Piaf, et de Marcel Cerdan, champion du monde des poids moyens 1948/1949. Et ce jusqu’à la mort tragique du « bombardier marocain » dans un accident d’avion le 28 octobre 1949 aux Açores. Sur un mur du café, on peut encore voir une photo sépia de Cerdan mimant un combat de boxe avec des amis et, derrière la cuisine, la salle où il s’entraînait vient tout juste d’être détruite pour y construire des logements. Le bar, comme le souligne un client sur TripAdvisor, la bible des voyageurs, est « hors d’âge ». Le zinc traditionnel, patiné par le temps, est surmonté d’un tourniquet à l’ancienne à pastis et whisky, surmonté de deux lampes pigeon et d’une cloche de vache venues d’on ne sait où. Une affichette du Guide du routard 2000, noircie par la fumée, complète la décoration et la bande son, pas vraiment d’époque, passe en boucle de la bossa nova ou du Indochine vieille cuvée.
La légende, difficilement vérifiable, assure que des figures de la scène musicale des années 1970/1980, notamment Alain Bashung, Jacques Higelin, Brigitte Fontaine, Philippe Katherine, Etienne Daho… seraient venues chez Ammad. Philippe Katherine a longtemps habité le quartier des Abbesses et Etienne Daho possède toujours un studio d’enregistrement rue Durantin, non loin de là. Daniel Simon Rozoum, dit Daniel Darc, chanteur iconique du groupe Taxi Girl a aussi longtemps hanté les nuits de Chez Ammad jusqu’à sa mort, à 53 ans, le 28 février 2013. « Il disait -ma maison est ici-. Il est venu un jeudi, le samedi il était mort », se souvient le patron.
Avec leur ambiance vintage, bar et hôtel ont même servi de décor pour le cinéma : le film Pigalle, de Karim Dridi, y a notamment été tourné en 1995. •
Photo : Christian Adnin