Si Abbesses est désormais un quartier très prisé de Paris, celles qui lui ont donné son nom ont disparu corps et âmes après la Révolution. Retour sur les dernières années d’existence des Dames de Montmartre.
Il était une fois l’abbaye de Montmartre, construite au XIIe siècle tout en haut de la colline, en souvenir du martyre de saint Denis, puis complétée au XVIIe par l’abbaye d’« En-Bas »). Ses religieuses, dites « les Dames » ou « les Abbesses » ont régné pendant près de sept siècles (de 1133 à 1792) sur la Butte. Elles en étaient le propriétaire foncier quasi exclusif et exerçaient sur les habitants du petit village de Montmartre des droits seigneuriaux très pesants en matière fiscale, judiciaire et pénale, sans compter une influence religieuse de tous les instants.
Elles ont disparu sans laisser de traces, si ce n’est dans l’église Saint-Pierre, qui fut leur première chapelle abbatiale, et dans le nom des rues du quartier. Que s’est-il donc passé ? La date de cette disparition, citée ci-dessus, donne aussitôt la réponse : la Révolution. Telles qu’elles viennent d’être décrites, en effet, les Abbesses représentaient une réalité que la Révolution ne pouvait admettre, encore moins assimiler. Entre ces deux entités résolument incompatibles, ce que l’on appelle parfois le sens de l’histoire était du côté de la Révolution. Les Abbesses ont donc disparu.
Les caisses sont vides
Au mois de juillet 1789, la communauté des bénédictines de Montmartre compte quelque 55 membres. Elle est gouvernée, depuis près de trente ans, par Marie-Louise de Montmorency-Laval, représentante de la plus ancienne noblesse de France. Par une coïncidence curieuse, un de ses ancêtres directs, Mathieu Ier de Montmorency, avait épousé en 1141 Adélaïde de Savoie, veuve du roi de France Louis VI le Gros, et fondatrice en 1133 de… l’abbaye de Montmartre, où elle avait d’ailleurs été enterrée.
Il y a aussi à Montmartre, en ce début d’été 1789, de nombreuses pensionnaires, car l’une des fonctions (et l’un des moyens de subsistance) de l’abbaye est l’éducation des jeunes filles de bonne famille. Toutes ces femmes vivent dans l’abbaye d’« En-Bas », sur des terrains compris entre ce qui est aujourd’hui la place des Abbesses, la rue de Steinkerque et la rue des Trois-Frères au nord.
La vie des Dames de Montmartre n’est pas de tout repos, ni exempte de soucis, notamment financiers. Leurs caisses sont vides et quelques mois plus tôt, en octobre 1788, un incendie a détruit une partie des bâtiments conventuels. Les réparations ont coûté très cher et la communauté a dû s’endetter. Les donateurs qui les soutiennent – la famille royale, les nobles, les riches bourgeois – sont moins nombreux et moins généreux que par le passé.
L’hiver 1788-1789, en outre, a été comme les précédents implacable, et les gels tardifs, dévastateurs ; les récoltes seront mauvaises, une fois de plus. Les abbesses, qui dépendent largement du revenu de leurs immenses terres agricoles et de leurs vignobles, ont de plus en plus de difficultés à faire rentrer leurs fermages.
Ouverture d’un atelier de charité
Mais la population française, et les Parisiens en particulier, souffrent bien davantage : la crise des subsistances est un fléau récurrent pendant toutes les dernières années de l’Ancien Régime. En cause l’insuffisance des récoltes qui entrave la circulation des céréales dans tout le royaume et entraîne la spéculation, la flambée des prix du pain et enfin la disette et les émeutes.
L’économie est en crise, l’État proche de la banqueroute. Le chômage est au plus haut. Depuis les années 1770 (et au XVIIe siècle déjà), les autorités essayent d’y remédier en créant des « ateliers de charité », autrement dit en occupant les indigents, pendant l’hiver (à la belle saison, les travaux des champs prennent le relais), à des chantiers d’utilité collective (entretien des bâtiments publics, des routes, des chemins, des forêts domaniales, etc.), pour lesquels ils sont (très faiblement) rémunérés.
En juin 1789, on a donc ouvert à Montmartre, comme en bien d’autres lieux, un atelier de charité pour les chômeurs, qu’ils viennent de Paris ou de province, accompagnés ou non de leur famille. Les travaux qu’on leur confie consistent en terrassements, entretien de la voirie et percement d’un nouveau chemin depuis Paris, qui deviendra la rue Lepic. Mais la présence de cette population (plus de vingt mille personnes) miséreuse, agitée, sous-alimentée, mal encadrée et insuffisamment occupée pose de nombreux problèmes de sécurité aux Montmartrois – et à l’abbaye en particulier.
Car comment ne pas penser, quand on est pauvre et qu’on a faim, que cet imposant ensemble de bâtiments et de jardins, hermétiquement clos de murs, recèle d’immenses richesses, des ressources de toute sorte, bref, du pain ?
Et ce n’est pas tout. Dans la foule surexcitée (la Bastille vient d’être prise, une Assemblée nationale s’est constituée et siège en permanence), les rumeurs circulent sans cesse, et tout devient possible, croyable, certain. Ainsi, dit-on, les religieuses cacheraient des soldats, des espions à la solde de l’étranger, des armes pour attaquer le peuple ; et des stocks de farine pour spéculer sur les prix.
Émergence d’un monde nouveau
L’émotion est si vive que le 23 juillet, plusieurs milliers de Parisiens montent à Montmartre et se regroupent devant l’abbaye avec la foule affamée de l’atelier de charité. On est à deux doigts de l’émeute quand quelques représentants de l’Hôtel de Ville, dépêchés sur les lieux, réussissent momentanément à ramener le calme, en proposant une perquisition de l’abbaye : sans résultat (pas un soldat, pas d’armes, pas de stocks cachés de farine). Les Parisiens lèvent le camp et redescendent en ville.
Mais les pauvres de l’atelier, eux, sont toujours là, et leurs demandes aux religieuses (de pain, d’argent pour en acheter) se font de plus en plus menaçantes. De guerre lasse, le 23 août, on finit par le fermer.
Plus de mendiants aux portes de l’abbaye, donc. Mais dans les mois qui suivent, l’émergence de tout un monde nouveau, avec ses règles et ses obligations, auxquelles les religieuses tenteront tant bien que mal de s’adapter. La rapide désagrégation de la communauté se décline en dates serrées. 2 novembre 1789 : nationalisation des biens du clergé (autrement dit, tous les biens de l’Église sont mis à la disposition de l’État, qui en contrepartie s’engage à salarier les religieux, réguliers comme séculiers). 13 février 1790, suppression par l’Assemblée nationale constituante de tous les ordres religieux et interdiction de prononcer des vœux. Juin 1790, inventaire des biens de l’abbaye de Montmartre (établi par le maire de la commune et les représentants municipaux). 6 avril 1792, interdiction de porter le costume religieux. 4 août 1792, ordre d’évacuation de tous les couvents. 19 août 1792 : les bénédictines quittent Montmartre.
Foudroyante accélération de l’histoire
Aussitôt, l’abbaye est méthodiquement vidée de tout son mobilier et de ses œuvres d’art : peu de choses, au demeurant. L’inventaire établi en juin 1790 était d’ailleurs étonnamment modeste pour un couvent aussi ancien et aussi riche. Pour plusieurs historiens de Montmartre, l’affaire est entendue : l’abbesse a eu tout loisir, dès le début des troubles, de mettre en lieu sûr les principales richesses accumulées par la communauté au cours des siècles. Où se cache aujourd’hui le trésor de l’abbaye ? Il n’a jamais été retrouvé.
Pendant ces trois années, les religieuses auront essayé de suivre tant bien que mal cette foudroyante accélération de l’histoire. Les lettres ou les documents administratifs conservés témoignent de leur bonne volonté autant que de leur effarement. On y sent leurs efforts pour se conformer aux usages, voire au vocabulaire des temps nouveaux. C’est avec la plus grande docilité qu’elles règlent leurs impôts, acceptent les confiscations, prêtent serment « à la nation, à la loi de l’égalité et de la liberté » et jurent de toujours reconnaître « l’unité et l’indivisibilité de la République ».
En pure perte. Même dispersées après la fermeture de leur couvent – certaines sont rentrées dans leur famille, quelques autres ont reconstitué un semblant de vie communautaire autour de l’abbesse (dite Marie Laval) à « Franciade » (le nom révolutionnaire de Saint-Denis, Montmartre est pour sa part devenu « Mont-Marat » ) – les Dames de Montmartre n’ont pas de place dans le nouveau paysage politique et social, et tout dialogue est impossible. Il n’est donc guère surprenant que le 9 mai 1794, sur dénonciation, l’abbesse soit arrêtée ; pas surprenant non plus qu’elle ait totalement cessé de parler : à quoi bon, désormais ?
La fin des abbesses
Elle a 71 ans, elle est sourde, quasiment aveugle et tient à peine debout. Emprisonnée à Saint-Lazare, elle sera transférée à la fin du mois de juillet (le 5 thermidor) à la Conciergerie, autant dire l’antichambre de la mort. Elle y sera jugée par les soins de Fouquier-Tinville, l’accusateur public du Tribunal révolutionnaire, et, sans surprise, condamnée à mort et guillotinée le lendemain, le 24 juillet 1794, place de la Nation. Ses restes sont jetés dans la fosse commune du cimetière de Picpus, tout proche, où une plaque est aujourd’hui apposée en sa mémoire.
L’abbaye, où avant elle ont vécu trente générations de religieuses, disparaîtra tout aussi brutalement. Trois jours après l’arrestation de l’abbesse, l’ensemble du domaine des bénédictines sur la Butte est vendu aux enchères, en plusieurs lots (à l’exclusion de Saint-Pierre, devenue église paroissiale). Et aussitôt c’est la démolition de tous les bâtiments, la récupération de leurs matériaux, puis l’exploitation intensive du gypse sur l’ensemble des terrains, qui se poursuivra jusque dans les années 1840.
C’est alors que commencera à s’édifier, sur ce site d’où tout souvenir a été effacé, l’actuel quartier… des Abbesses, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Laissons la mélancolique conclusion de cette histoire à Paul Lesourd, auteur en 1936 de La Butte sacrée : Montmartre, des origines au XXe siècle : « Seuls quelques noms de rues gravés sur des plaques émaillées rappellent, abstraitement, au passant qu’ici, jadis, il y eut des “abbesses” et que là, autrefois, furent honorés des “martyrs”. » •
Illustration : L’Abbaye d’En-Bas, par Israel Silvestre, vers 1660.