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décembre 2019 / Goutte d’or

La rue a des oreilles

par Sophie Roux

Une fois par mois, des professionnels formés à l’écoute (thérapeutes, psychologues, praticiens corporels) investissent l’espace public pour rencontrer habitants et passants.

Vous les avez peut-être aperçus, le long de la friche Polonceau. Leur panneau, « Écouteurs de rue », ne vous a pas échappé. Ni ces chaises alignées disposées deux par deux, l’une en face de l’autre. Vous avez peut-être été interpellé. Vous vous êtes même installé, pas forcément tout de suite. Et, peu à peu, le tumulte de la rue des Poissonniers, un samedi après-midi, s’est dissipé. Vous vous êtes retrouvé comme dans une bulle face à votre interlocuteur. Pour ceux qui ont passé leur route, voilà ce que vous avez manqué.

Drôle d’idée ?

L’idée a germé dans la tête de Séverine Bourguignon, artiste plasticienne et psychologue, en 2018. Elle réalise alors un projet artistique et participatif pour créer du lien social, sur la friche Polonceau. « Des gens entraient, ils me racontaient leur vie. Juste parce que j’étais là, disponible. Je me suis dit, comme Djibril [à l’entrée de la friche] donne des prières, je pourrais être psychologue de rue. » L’idée chemine. Une amie lui parle de Sidewalk talk : l’initiative de deux psychothérapeutes, à San Francisco. Leur constat : dans notre monde ultra-connecté, il est temps de se reconnecter au réel, de recommencer à se parler en face à face, les yeux dans les yeux. Elles s’adressent donc directement aux inconnus, dans la rue.

Séverine parle de son idée à des thérapeutes, des praticiens corporels. La première équipe est prête en avril 2019 et présente à une fête de quartier, la Rue aux enfants. D’autres rendez-vous ponctuels suivront. Depuis la rentrée, un rythme régulier est proposé. Pour les passants, c’est d’abord la surprise : l’interpellation dans la rue, ce dispositif étudié, avec des chaises sur le trottoir. Ces gens qui (se) racontent. Ceux-ci qui ont tout de suite envie de parler à ces oreilles prêtes à écouter. Ceux-là qui questionnent : « C’est quoi ? », « Vous êtes qui ? », « De quoi je peux parler ?  » Des gens s’assoient, s’installant plus ou moins longtemps.

Il y a ce jeune homme, ému : « Au pays, on se parle. Ici, c’est la jungle. Alors on parle à des étrangers qui ne connaissent rien de notre vie, et ça fait du bien. [Silence] On en a besoin... » Et puis cette jeune femme, qui trouve que c’est une « super initiative ! S’ils recherchent des bénévoles, je suis partante !  »
Une dame vient de terminer son échange. « C’est pas toujours facile... la vie... Oui, je me sens mieux maintenant. C’est bien ces gens qui essayent de vous comprendre. » Elle attend ses deux filles, étudiantes, qui ont elles aussi trouvé des oreilles attentives.

Un jeune homme pressé vise le panneau, interroge, et s’en va, lançant un « ça m’intéresse ! Je suis psychologue clinicien, dans une association, pour des enfants de 0 à 4 ans. Je vais travailler !  »

Des thérapeutes enthousiastes

« Vous voulez parler de cette idée géniale ? » Marie-Sylvie m’invite à m’asseoir sur une chaise en face d’elle. Elle a tenté l’expérience parce que « c’est extrêmement important de démocratiser la psychologie... la dédramatiser même ! Nous sommes dehors et offrons nos services au tout venant. Comme nous sommes ouverts, c’est presque pour rire, ça ne revêt pas la même importance. » Elle présente chaque conversation comme « une scène de théâtre : avec un début, un milieu, une fin. Nous devons amener chaque personne vers une réflexion, des appuis. Dans cette sorte de dialogue, une relation s’installe, et dans un temps court on donne à chacun le sentiment d’exister. » Et, si le besoin se fait ressentir, comme les autres écouteurs de rue, elle peut orienter vers des thérapeutes. « Parce que l’on ne peut pas tout résoudre en une seule fois !  »

Un peu plus loin, Laetitia, qui proposait ce jour-là son attention pour la deuxième fois renchérit : « C’est une situation d’écoute très nouvelle pour moi, mais ça va vite : on passe du monde extérieur au monde intérieur en s’asseyant ! » Pour Paule, ce dispositif « permet d’ouvrir un espace accessible à des personnes qui n’en aurait autrement pas l’occasion, à une attention inédite ».

Photo : Juliette Catho

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