La Halle Saint-Pierre propose une rétrospective de l’œuvre troublante et énigmatique d’un artiste qui explore le monde noir et blanc de la psyché humaine.
Né et élevé à New York, installé à Johannesburg où il a longtemps exercé la profession de géologue, Roger Ballen est d’abord un photographe, amoureux du noir et blanc. Puis le créateur d’un univers où des animaux vivants, empaillés, en peluche, en métal ou en plastique sont disposés devant des murs couverts de dessins enfantins.
Il est très tôt initié à la photographie par sa mère, disparue prématurément, qui travaillait pour l’agence Magnum avant d’ouvrir sa propre galerie. À l’issue de ses études, le jeune homme part en stop découvrir le monde. Du Caire au Cap puis d’Istanbul jusqu’en Nouvelle-Guinée. Un voyage initiatique de cinq ans.
De retour au bercail, Ballen publie Boyhood, un livre de photos sur le thème de l’enfance, et complète son cursus universitaire. Sa spécialité en industrie minière l’amène en Afrique du Sud. Il aime le métier de géologue qu’il exercera jusqu’en 2007. Il s’intéresse alors à une population en marge, des Afrikaners rendus dégénérés par les unions consanguines. Ces gens délaissés survivent dans des dorps, des petites villes décrépites ou dans des campagnes reculées (Platteland en 1994).
Un cerveau et une dynamique
On rapproche alors sa vision de celle de Diane Arbus. Mais Ballen refuse de s’arrêter au documentaire. Diplômé en psychologie, il désire faire partager au public les pensées issues du puzzle de son propre cerveau. Il prend d’ailleurs de la distance, parlant volontiers de lui-même à la troisième personne, récusant toute influence, du moins picturale. Il déclare : « La clé de mon travail, c’est mon esprit, les cellules qui se mêlent pour fabriquer le cerveau de Roger Ballen. Et la dynamique qui s’ensuit. »
La photo ne représente plus qu’une partie de sa création. Ballen a adopté une méthode de travail : trouver un sujet, une scène, qui attire son regard, puis le mettre en scène. Devant un mur couvert de croquis naïfs il dispose, après mûre réflexion, des éléments divers : silhouettes en carton, masques, échantillons de son bestiaire (chèvre, souris, insecte ou oiseau), mannequins déguisés avachis dans des fauteuils, modèles vivants dont le corps est de plus en plus fragmenté. Depuis 2002, aucune personne entière n’apparaît sur un cliché. On ne voit que des mains, des pieds, des bras pliés.
Un monde effrayant... avec humour !
L’exposition s’ouvre avec une vidéo montrant Ballen s’ébattant au milieu de mouettes. Des photos tirées de dessins tracés sur des vitres montrent de nombreuses créatures hybrides. Des corps constitués de pièces dépareillées. Parmi ces chimères, un homme-coq se dresse, près de pantins enfermés derrière des grillages.
Si le monde « ballenesque » est glauque, effrayant, il n’est pas dénué d’humour. Cette femme sans substance, semblant hurler, coincée dans une carcasse de fauteuil, sort tout droit de Psychose. Un vieux frigo est coupé en deux par une scie égoïne posée sous le compartiment congélateur. Une référence irrésistible aux numéros d’illusion où une femme se fait allègrement découper. Au centre, une statue de Ballen (façon musée Grévin) est juchée sur un tabouret tournant, surveillant son petit monde, le Rolleiflex autour du cou.
À l’étage, le visiteur est accueilli par un étrange tableau. Un gros chien noir est allongé sur un lit tandis qu’un enfant (apeuré ?) gît en-dessous. Cette installation centrale est entourée de vieux jouets (ours râpés, poupées cuites au soleil), de figures grillagées. On découvre ici les premiers clichés en couleur de cet adepte résolu du noir et blanc.
Le monde « ballenesque » s’expose un peu partout dans le monde. Le centre Roger Ballen pour les arts photographiques ouvrira ses portes l’an prochain à Johannesburg. La
rétrospective de la Halle Saint-Pierre n’est pas le bilan d’une carrière : Ballen continuera à explorer la psyché humaine. Comme il le dit : « Tant que je m’inspire moi-même je serai heureux. »
Photo : Marguerite Rossouw