Quand Jules Ouaki ouvre une boutique de 50 m2 à Barbès, il souhaite lui donner le nom de Tita, le surnom de sa mère. Mais la marque a déjà été déposée par une commerçante du quartier qui menace de lui faire un procès.
Alors, comme les lettres géantes du magasin sont prêtes, il intervertit les deux syllabes. Ce sera Tati. Un nom qui va résonner dans le monde entier pendant un demi-siècle.
Aîné d’une famille juive de huit enfants, installée à la Goulette, quartier populaire de Tunis, le futur Jules Ouaki naît en 1915. En 1930, il acquiert la nationalité française. Devenu sellier, il est brièvement mobilisé en 1940, mais, en raison des lois antijuives de l’État français, il rejoint les Forces navales françaises libres à Beyrouth, en mai 1943. À la Libération, il se lance dans l’import-export d’huile au Liban puis arrive à Paris où il abandonne son ancien prénom, Ichia, pour Jules. En 1947, il crée un premier commerce de tissus, Tapitext. Puis il a une idée de génie : vendre en vrac du linge de maison à prix cassés. Il ouvre d’abord un magasin rue Belhomme avant de s’installer 22 boulevard de Rochechouart, dans un espace plus grand, face au métro aérien. Le succès est immédiat : il achète des lots soldés qu’il paye cash, fait tourner ses stocks à toute allure, et propose à sa clientèle des marchandises à tout petit prix. Ensuite, il choisit une présentation des articles façon « bazar » débordant sur le trottoir dans des bacs à fouilles, ce qui change le rapport des clients au lieu de vente. De la boutique fermée on passe à un espace ouvert. Enfin, le slogan « Tati, les plus bas prix » – associé à un logo bleu sur fond vichy rose et blanc, visible depuis le métro aérien – attire la clientèle populaire du quartier. Les immigrés du 18e sont les premiers à faire sa fortune.
Trente-cinq millions de visiteurs
À la fin des années 1970, le magasin accueille jusqu’à 40 000 clients par jour. Durant la décennie suivante, c’est le lieu le plus visité de France. La tour Eiffel, le Louvre, l’Arc de triomphe sont dépassés. Tati, c’est un monument, « une institution qui fait se déplacer trente-cinq millions de visiteurs », écrit Le Figaro en 1987. « Barbès, sans les magasins Tati, ne serait plus Barbès », titre aussi L’Express en 1980. Des photos de l’époque montrent les queues sur le boulevard. On s’arrache la bonne affaire du jour à prix bradé. D’anciens employés se rappellent : « Il y avait tant de monde… Certaines clientes se battaient devant les bacs, l’une ayant trouvé une chaussure gauche, l’autre la droite. C’était parfois la sécurité qui les séparait ! » C’est « l’âge d’or » de Tati, qui se développe à grands pas. En 1978, Tati s’agrandit jusqu’à disposer de 2 800 m2 grâce au rachat des commerces adjacents. On raconte que le propriétaire aurait racheté tous les hôtels de passe du coin pour en faire des magasins.
En parallèle, l’entreprise s’implante dans d’autres quartiers parisiens, à République et rive gauche, rue de Rennes (au rez-de-chaussée de l’immeuble Félix Potin) – selon la légende, Simone Veil y aurait fait ses courses de Noël, et Madonna acheté la petite culotte lancée au public ! Puis des magasins s’ouvrent un peu partout en France, 170 au total. Ce succès commercial s’accompagne d’une gestion sociale paternaliste qui comprend l’ouverture d’une colonie de vacances pour les enfants des salariés et l’organisation de fêtes. Monsieur Ouaki est un patron rigoureux mais apprécié. À sa mort, en 1982, le choc est immense. Sa veuve, Éléonore, assure un certain temps la relève, avant que son fils aîné, Gregory, qui avait été désigné par le patriarche pour lui succéder, ne reprenne les rênes de l’entreprise. Mais celui-ci meurt à son tour accidentellement après un an de direction. La famille se déchire. La société est durement secouée par l’attentat terroriste du 17 septembre 1986, juste devant la devanture du magasin de la rue de Rennes, faisant sept morts et cinquante-cinq blessés. Pendant plusieurs mois les clients évitent Tati bien que la marque ne semblait pas visée par les assaillants.
Fabien, le fils qui n’a pas le profil d’un business man
Après plusieurs années d’incertitudes, le cinquième des fils de Jules Ouaki, Fabien, prend les commandes de Tati. Il s’est tenu jusqu’alors à distance des affaires de son père et n’a pas le profil d’un « business man ». Ses centres d’intérêt sont plutôt l’animation dans les radios libres, le rock et le bouddhisme, mais il a le goût du pouvoir. Avec l’appui de sa mère, il rachète les parts de ses frères et devient actionnaire majoritaire, puis président directeur général. Le modèle économique qu’il veut développer est aux antipodes de celui de son père. Il diversifie la marque (Tati bonbons, optique, bijouterie, voyages) et exporte l’enseigne à l’étranger, avec le but, selon sa formule, de passer du « cheap au chic », mais du « chic popu ». Il s’entoure de jeunes créateurs, dont Azzedine Alaïa pour la collection Capsule, première rencontre entre le luxe et la mode populaire. Il choisit la rue de la Paix pour vendre ses bijoux, s’offre les plus grands musées parisiens pour les 50 ans de la marque. Il ouvre une boutique de robes de mariage sur la 5e avenue à New York. Les robes ne se vendent pas et Tati ferme le rideau un an plus tard.
Le dépôt de bilan est inévitable
À Barbès, les articles sont trop chers pour les habitués de la marque. Les ventes sont en chute libre. Les anciens cadres historiques ne sont plus d’accord avec cette nouvelle stratégie et plusieurs d’entre eux s’en vont. Si Enrico Macias réussit encore, à l’occasion de fêtes de la marque, à déclencher des tonnerres d’applaudissements, le cœur n’y est plus. Fibre sociale, ou entêtement, Fabien Ouaki refuse tout plan social. Après avoir envisagé de passer la main, suite à un assaut de son domicile par des hommes en armes, il tente de revenir aux méthodes de son père, avec cependant le projet d’ouvrir le capital et de trouver un partenaire. Mais le contexte a changé, la concurrence est rude avec l’arrivée sur le marché de Zara, Celio, H&M, qui font fabriquer en Asie des dizaines de milliers de pièces de confection qu’ils revendent à des prix de plus en plus bas. Les vieilles recettes ne fonctionnent plus. La dette est énorme. Petit à petit, il brade le patrimoine familial, vend le cinéma Louxor à la Mairie de Paris et se débarrasse même de son écurie de chevaux. Le dépôt de bilan est inévitable. Le 26 juillet 2004, Fabien Ouaki annonce la vente de la marque, provoquant la colère des salariés. Il ne peut plus se rendre à son bureau sans une protection renforcée. L’enseigne est finalement rachetée par Vetura, filiale à 50 % du groupe Eram, pour 10 millions d’euros, auxquels s’ajoutent un maximum de 4,5 millions d’euros pour les stocks des magasins, dans le cadre d’un plan de cession, afin de relancer son développement. La société prend le nouveau nom de Tati Développement. Fabien devient invisible. Une longue agonie commence. Des magasins sont fermés. Un tiers des salariés sont licenciés.
Un patrimoine social majeur de Paris disparaît
En 2017, la rumeur court à Barbès que Tati va fermer ses portes. En réalité, l’enseigne est de nouveau à vendre. Le groupe Eram a mandaté une banque afin de trouver un acquéreur pour sa filiale Agora Distribution, qui compte 156 magasins dont 83 % à enseigne Tati. Le tribunal de commerce doit désigner un repreneur. Dans un contexte de tension intense, il donne son accord à la reprise par GIFI et c’est une explosion de joie dans le vieux magasin. Philippe Ginestet, le PDG, s’engage à préserver le magasin de Barbès. Un nouveau slogan commence à circuler : « Tati, j’aime ses prix ». Mais deux événements vont précipiter la fin. Le premier, à caractère social, intervient à l’été 2019, au lendemain des annonces de Philippe Ginestet : la CGT appelle l’ensemble des salariés à se mettre en grève et à manifester pour exprimer leurs revendications lors de la première réunion de négociation organisée par la direction. Elle rappelle que « le repreneur avait promis de tout mettre en œuvre pour développer au maximum l’enseigne et de ne pas faire de PSE (plan de sauvegarde de l’emploi). Or deux ans après la reprise, en 2017, il annonce la fermeture de 13 magasins, la cession d’au moins 26, la transformation des Tati en Gifi, la fermeture de l’entrepôt. » Le second est lié à la crise sanitaire du coronavirus. Le directeur général de la société en ajoutera un troisième : « Tati n’a jamais vu le retour de ses clients vers son centre historique de Barbès. »
En juillet 2020, la direction annonce la fermeture de l’emblématique magasin du 18e, le dernier à porter la marque Tati en France. Ses 34 employés sont licenciés. Le magasin ferme définitivement ses portes en septembre 2021. Pour une employée, « c’est une partie de notre patrimoine français qui s’en va. » Un client de plus de 40 ans fait part de sa tristesse : « La fin de Tati, c’est la fin d’une vie, la fin d’une vie pour moi, pour tous les Maghrébins, tous les Africains et bien d’autres. »
Aujourd’hui, quel avenir pour l’îlot qui abritait autrefois les magasins Tati ? Le mythique bâtiment haussmannien, emblème du magasin, qui accueillit autrefois la non moins fameuse brasserie Dupont fondée en 1887, est aujourd’hui en travaux. Un dossier de la mairie du 18e du 6 juin 2023 indique que l’îlot « Tati » est « un patrimoine social majeur de Paris et un ensemble architectural singulier ». Le départ de l’enseigne en 2021 et la mise en vente de l’îlot ont donné naissance au projet de La Passerelle, porté par le groupe Immobel France, sélectionné par la Mairie de Paris dans le cadre du programme « inventer Paris » et présenté dans notre numéro 313 de 2023. Sont prévus, la réalisation de 22 appartements en accession et de 8 logements sociaux ; de 2 700 m2 de bureaux ; de 1 350 m2 de commerces ; une résidence hôtelière de 800 m2 ; un équipement culturel de 700 m2. Seule l’enseigne est encore visible depuis le métro aérien. •
Photo : Thierry Nectoux