Avant son urbanisation au cours du XIXe siècle, le quartier est longtemps resté l’un des greniers de Paris, riche en cultures et en vignes. Il pourvoit notamment des ressources précieuses à la congrégation religieuse de Saint-Lazare.
Carte d’état major vers 1830.
Très longtemps, la Goutte d’Or est restée un coin de campagne. Bien plus longtemps que Montmartre ou La Chapelle. A la Goutte d’Or il y avait des vignes, des jardins, des champs de blé et quelques rares maisons disséminées autour d’une petite butte, appelée alors Butte des Couronnes ou encore Butte des Cinq Moulins et qui culminait à peu près à l’emplacement actuel du 40 rue Polonceau. Ce n’est qu’entre 1830 et 1845, que cette zone s’est couverte d’immeubles et d’ateliers est devenue un quartier ouvrier.
L’Histoire a gardé peu de traces des cultivateurs qui, pendant des siècles, formaient l’immense majorité des habitants de la France : des actes de baptême et de mariage (seuls documents d’état civil jusqu’à la Révolution), quand ils n’ont pas été détruits comme ce fut le cas à La Chapelle, des contrats de vente et de location, quelques mots parfois dans les Mémoires d’un grand personnage… Pas ou très peu d’événements concernant la vie de paysans de la Goutte d’Or ou d’ailleurs nous ont été rapportés. Leur vie était ponctuée par les fêtes saisonnières, les épidémies, les événements familiaux, le cours des saisons, la sécheresse ou la grêle et puis la guerre qui périodiquement ravageait les récoltes, Guerre de Cent ans, guerres de religion, jusqu’à l’invasion des troupes russes et prussiennes à la fin du Premier Empire.
Les familles de la Goutte d’Or
Une année bonne et l’autre non. La proximité de Paris était favorable : la vente de leur production en était facilitée. Aussi restaient-ils sur place de génération en génération. On trouve parmi eux de véritables dynasties, cultivant leurs arpents de père en fils : les Goupil, les Guignault, les Héricourt, les Langlois, les Dalibert… et les Pigalle dont on pense, sans en avoir la preuve absolue, qu’est issu le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle. La plupart ne résidaient pas à la Goutte d’Or. La journée achevée ils rentraient à Montmartre ou le plus souvent à La Chapelle. Parfois, ils cultivaient des parcelles très éloignées les unes des autres. La famille Moreau, par exemple, possédait au nord de la Goutte d’Or des terres dont elle avait marqué l’extrémité, à l’emplacement actuel du carrefour des rues Clignancourt et Marcadet, en y dressant un calvaire qu’on appelait la Croix Moreau. Un chemin joignait ces terres à d’autres qu’elle possédait à l’autre bout de La Chapelle. A la Révolution, le calvaire fut détruit mais le chemin de la croix Moreau subsista un temps, puis fut peu à peu absorbé par la création de rues nouvelles, les rues Ordener et des Portes Blanches. On trouve bien encore une rue de la Croix Moreau mais elle fut créée en 1989 dans le cadre de la ZAC de l’Evangile.
Une réputation controversée
La dénomination « Goutte d’Or » est très ancienne mais son origine exacte est discutée. Pour certains, elle ferait référence aux vignes que l’on cultivait là. Son nom viendrait alors de la couleur du vin blanc produit sur place. Ou sinon, plus probablement, pour bon nombre d’historiens, du nom d’une auberge à l’enseigne de la Goutte d’Or, présente le long de la route des Poissonniers. On trouve en effet dans les archives, à plusieurs dates, trace d’une maison appelée la Goutte d’Or. Elle a par exemple été vendue en 1768 par sa propriétaire, la veuve Ruelle, à Claude Gautier, nourrisseur de bestiaux. Reste à savoir si cette auberge tirait elle-même son nom du lieu et non l’inverse ?
La production et la qualité du vin de la Goutte d’Or sont aussi sujettes à controverses. D’après une légende souvent colportée, le vin de la Goutte d’Or était célèbre et jouissait d’une bonne réputation. Il est même mentionné dans de nombreux ouvrages ou sur des sites internet, qu’en 1214, lors d’une manifestation commerciale présidée par le roi Philippe-Auguste et à laquelle participaient des marchands de divers pays, des prix furent attribués. Le vin de Chypre y est alors proclamé « pape des vins », celui de Malaga « cardinal », le cru de la Goutte d’Or arrivant en troisième position, ainsi que le relaterait, dans un manuscrit de l’époque, le moine Rodolphe « savant en philosophie et en art comme en beuverie ». Cependant un autre ouvrage, dont on trouve toujours des exemplaires, relate ce même « concours ». Ecrit en 1224 par Henri d’Andeli, et intitulé La Bataille des vins ou Le Dit des vins de France, il y est effectivement mentionné en première position le vin de Chypre puis en seconde celui d’Aquila (et non de Malaga). Mais si, pour l’Ile-de-France, les vins de Marly, Montmorency, Argenteuil ou Pierrefitte sont cités dans la liste des vins testés, on n’y trouve pas le vin de la Goutte d’Or…
Les dames de Montmartre
L’un des propriétaires des vignobles de la Goutte d’Or était alors le comte de Dreux, connétable de France, soit le chef suprême des armées royales. On trouve aussi le nom de la Goutte d’Or dans un document de 1474, dans l’acte de vente de Jean Gillon, cultivateur à Renaud de Maugès, prêtre, de « deux arpents de vigne au terroir de Montmartre, lieudit de la Goutte d’Or ». L’acte précise que l’acheteur doit payer l’impôt du cens au seigneur « dont il se trouve mouvant », l’Abbaye des Dames de Montmartre...
Une partie de La Goutte d’Or dépendait du terroir de Montmartre, où l’Abbaye des Dames de Montmartre exerçait les droits seigneuriaux. Une autre partie, de loin la plus importante en surface, dépendait du terroir de La Chapelle. La limite était grosso modo, le chemin des Poissonniers, une des voies les plus anciennes de notre arrondissement, par où arrivait le poisson de la Mer du Nord et de la Manche.Dès le XVIe siècle, une grande partie des terrains au sud de la Goutte d’Or (terroir de La Chapelle) appartenait à la congrégation des religieux de Saint-Lazare. Cette congrégation devint titulaire de la censive et du baillage, c’est donc à elle que l’on devait payer l’impôt, le cens, et c’est elle qui exerçait sur ce territoire par fonctionnaires interposés, le droit (et le devoir) de police et de justice. Le couvent de Saint-Lazare était situé tout près de là : il occupait un immense espace, au long de l’actuelle rue du faubourg Saint-Denis, englobant les terrains de la gare du Nord et l’hôpital Lariboisière. Il se trouvait, en fait, juste de l’autre côté du mur qui marquait la limite de Paris et qui courait sur le tracé actuel des boulevards de Clichy, de Rochechouart, de La Chapelle etc.
Le vénérable et discret Monsieur de Paul
Les lazaristes, spécialisés dans l’assistance aux malades, dirigeaient plusieurs hôpitaux. Les revenus de leurs terres servaient entre autres à entretenir ces derniers. Ils ont eu au XVIIe siècle un supérieur célèbre : saint Vincent de Paul, qui fut l’aumônier de la reine et le bienfaiteur des pauvres de Paris. On trouve dans les archives divers actes concernant la Goutte d’Or, qui portent son nom : par exemple un acte de vente signé le 18 juin 1646, par lequel Adrien Chaunu, propriétaire du Moulin du Bonnet vert, le cède au couvent de Saint-Lazare, représenté par « la vénérable et discrète personne de Monsieur Vincent de Paul, supérieur général ».
Les vignerons qui cultivaient des terres situées sur la censive de Saint-Lazare étaient tenus, sous peine de fortes amendes, de faire presser leur raisin au pressoir des religieux, situé le long du chemin des Bœufs, appelé aussi chemin Marcadet. Ce pressoir est souvent nommé dans les archives « pressoir aux champs ». Des riches bourgeois parisiens étaient aussi propriétaires de terres à la Goutte d’Or, entre autres, l’architecte François Mansart (1598-1666), qui a donné son nom aux mansardes, et son successeur Jules Hardouin-Mansart (1646-1708), principal architecte de Versailles.
Les cinq moulins de la Goutte d’Or
Sur leurs terres, les Messieurs de Saint-Lazare ont tracé un chemin reliant le chemin des Poissonniers au grand axe du faubourg de Gloire (l’actuelle rue Marx Dormoy) : le chemin de la Goutte d’Or. Un peu plus au nord, un autre chemin fut tracé : celui des Cinq Moulins, l’actuelle rue Polonceau. Il y avait, au XVIIe siècle, cinq moulins à la Goutte d’Or, aux emplacements actuels du 8-10 rue Pierre l’Ermite, du 3-5 rue Saint-Luc, du 12-14 rue Léon, du 23 rue des Gardes et du 36-40 rue Polonceau, le plus haut était celui de la rue Polonceau. La petite maison qui se trouve au 38 de cette rue, qui abrita un temps un temple bouddhiste japonais, serait l’ancienne maison du meunier. Un seul de ces moulins était en pierre : celui du 23 rue des Gardes. On l’appelait le « moulin Guerry » du nom d’un capitaine des troupes catholiques qui le défendit victorieusement contre les assaillants protestants lors des guerres de religion. C’était le plus ancien et ce fut celui qui dura le plus longtemps. Charles Sellier, auteur d’un livre publié en 1904 (Curiosités historiques et pittoresques du Vieux Montmartre) raconte : « Quelques aimables vieillards de La Chapelle se souviennent que, dans leur prime jeunesse, ils allaient par un sentier bordé d’aubépines [la rue des Gardes actuelle] manger des œufs et boire du vin au moulin du père Fauvet, dernier survivant des moulins de la Goutte d’Or, dont les vestiges viennent d’être emportés par suite des récentes transformations du quartier ». Les autres moulins étaient en bois, comme d’ailleurs la plupart des moulins à vent de l’époque, ils pouvaient ainsi se démonter et être déplacés facilement dans une autre paroisse. Aussi les religieux de Saint-Lazare prenaient-ils leurs précautions. Lorsque par exemple, le 18 octobre 1547, ils donnèrent en bail à Vincent de Feurnes, meunier, un demi-arpent de terre pour construire un moulin, le cinquième à la Goutte d’Or, à charge pour lui de moudre le grain du couvent, ils ont bien spécifié qu’il ne pourrait le déplacer sans leur autorisation.
Les carrières et la nitrière
Le sous-sol de la Goutte d’Or, comme celui de Montmartre, était riche en gypse, la pierre à plâtre. Des carrières y furent creusées. Elles ont été remblayées au début du XIXe siècle. Mais les effondrements qui se sont produits depuis, entre autres rue Richomme, trouveraient sans doute leur explication en étudiant la carte des carrières. En 1787 est signalée une nitrière artificielle à l’angle de la rue des Poissonniers, sur un emplacement délimité par les actuelles rues des Islettes, de la Goutte d’Or et Caplat. Des terrains environnants les ouvriers extrayaient du nitrate de potassium, ou salpêtre, qui par la suite, mélangé à du soufre et à du charbon donnait la poudre à canon. La nitrière appartient en 1787, à un sieur Chéradame. Mais elle est probablement plus ancienne, puisqu’il existe trace de la vente en 1678 de terrains (« terres sises au lieu-dit les couronnes, butte des Cinq Moulins et proches des héritages du sieur Mansart, architecte »), à Clément Le Brun, « salpêtrier du roi », qui ne s’installait certainement pas là par hasard. C’est autour de cette nitrière que va se bâtir quelques années avant la Révolution, le premier hameau de la Goutte d’Or.
Le Hameau de Saint-Ange
En 1793, la Révolution exproprie les religieux de Saint-Lazare. Les terres qu’ils possèdent à la Goutte d’Or, décrétées bien nationaux, sont mises en vente. L’historien Louis Lazare rapporte ainsi cet épisode : « Ces terrains furent achetés par les fermiers ou les domestiques des seigneurs qui les avaient possédés avant la Révolution. Communément, les acheteurs des seigneurs les payèrent en assignats, dont la valeur représentative en numéraire ne dépassa pas huit sous le mètre. Plusieurs de ces paysans y gagnèrent des fortunes. » Petit à petit, donc, les terres de la Goutte d’Or se trouvent remises sur le marché, bien plus chères qu’elles n’avaient été achetées. Et à partir de 1815 voici qu’un certain M. Trutat de Saint-Ange se porte systématiquement acquéreur. Il devient très vite propriétaire de tout l’espace situé entre l’actuelle rue Caplat, la rue de la Goutte d’Or et la rue Stephenson. Ces terrains situés juste le long du mur qui entourait Paris, mais à un endroit où ce mur n’était percé d’aucune ouverture, étaient restés jusqu’alors vierges de construction. Mais M. de Saint-Ange, financier avisé, se doutait bien que du fait de l’urbanisation croissante, ses terrains prendraient de la valeur. Et c’est ce qui se produisit en 1828. A cette date-là, il réussit à intéresser d’autres financiers à un projet de construction qui va s’appeler le « hameau Saint-Ange ». Excellente affaire pour M. Saint-Ange : les terrains achetés 14 000 francs au total, se revendent 214 000 francs une douzaine d’années plus tard à une société immobilière.
Le plan du hameau Saint-Ange, en croix de Saint-André, la rue de la Charbonnière et la rue de Chartres se croisant en X, reste un modèle pour les urbanistes. Il permet de limiter les effets de la pente sur la construction des immeubles. Il ouvre une nouvelle époque dans l’histoire de la Goutte d’Or. L’industrialisation, le percement des voies de chemin de fer, l’afflux des populations venues de province vont complètement transformer ce quartier en quelques années. •
Article paru en juin 2000, rédigé par Noël Monier et revu par Patrick Mallet