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novembre 2020 / Histoire

Quand le jazz était là [Article complet]

par Ivan Amar

Né dans le sud des Etats-Unis, le jazz débarque en France avec les orchestres militaires américains, en 1917. Fuyant la ségrégation, des artistes noirs s’installent et font découvrir des rythmes excitants et des danses inconnues. Des clubs s’installent à Paris, notamment entre Pigalle et Montmartre. Voyage à travers leur histoire.

« Une catastrophe apprivoisée  ! » Voilà ce que Cocteau nous dit de la première arrivée du jazz à Paris, dans la revue Laissez-les tomber ! qui en pleine guerre, du 10 décembre 1917 au 10 mars 1918, fait courir la capitale. Tout cela se passe au Casino de Paris, rue de Clichy. Ce n’est pas exactement Montmartre… Ce n’en est pas loin !

On sait bien que Montmartre et ses alentours ont été, depuis le milieu du XIXe siècle en particulier, des lieux de divertissement, de plaisir, parfois de bamboche. Le vin moins cher, les cabarets, les plaisirs qui s’y donnent ou s’y vendent, des Apaches qui font frissonner, une bourgeoisie qui s’encanaille, une bohème artistique qui y survit… tout cela a fait fleurir une mythologie d’autant plus trompeuse qu’elle ne raconte pas que des mensonges. C’est donc tout naturellement que ce quartier qui, autour de Pigalle, englobe le début de la Butte, le haut de la Nouvelle Athènes et le bas de la place de Clichy accueillera les premiers pas du jazz à Paris.

Et Cocteau enchaîne : « Le band américain l’accompagnait (la danseuse Gaby Deslys) sur des banjos et dans de grosses pipes de nickel. A droite de la petite troupe en habit noir, il y avait un barman de bruits sous une pergola dorée, chargée de grelots, de tringles, de planches, de trompes de motocyclette. Murray Pilcer, (…) et mademoiselle Gaby Deslys, (..) dansaient sur cet ouragan de rythmes et de tambours. (…) La salle applaudissait debout, déracinée de sa mollesse par cet extraordinaire numéro qui est à la folie d’Offenbach ce que le tank peut être à une calèche de 70. » (Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin).

La référence à Offenbach ne trompe pas : on a passé une vitesse, mais on garde le même cap, Paris et Montmartre sont familiers de ces grands spectacles. A côté des nombreux caboulots discrets et intimes, on trouve déjà des salles beaucoup plus grandes et le Moulin Rouge a fait les beaux jours du Cancan. Cette musique, avant coureuse de la syncope, a fait lever haut la jambe des danseuses et frissonner le bourgeois dans son faux-col depuis des décennies, en liant déjà le rythme endiablé, les corps faussement désarticulés et les cris suraigus des ballerines : on s’approche de l’image sidérante et caricaturale que le jazz donnera à ses premiers auditeurs.

Une parade joyeuse

Mais avec le jazzband comme on appelle à la fois ces formations et ce style, s’ouvre un univers nouveau : l’American Sherbo band, également au Casino de Paris, « laisse échapper des pleurs, des sifflets, des chants, des grognements, des hurlements, tandis que ses musiciens nous assourdissent en frappant, en soufflant, en tirant de leurs instruments bizarres une tempête de sons heurtés, énervants, broyés… C’est une fête, une grande fête, une parade excessivement joyeuse » (article de décembre 1917, cité par Olivier Roueff in Histoire sociale du jazz en France, éd. La Dispute, 2013)

Si ce spectacle est tellement inédit, c’est qu’on a sous les yeux et les oreilles des objets sonores inconnus : le saxophone et la batterie, dont on ose à peine penser que c’est un instrument de musique. Et surtout des musiciens noirs !

Montmartre n’a pas le monopole de ces nouveautés : la Revue Nègre, avec l’étourdissante Joséphine Baker, est accueillie en 1925 au Théâtre des Champs-Elysées. Et Le Bœuf sur le toit n’en est pas bien loin. Mais c’est autour de la place Pigalle que va se cristalliser l’histoire de cette musique dans toute la première moitié du XXe siècle. C’est le quartier des musiciens : ils y passent, ils s’y écoutent et souvent ils y vivent. Les premiers clubs de jazz vont s’y installer durablement, soutenus par des personnalités fortes, qui souvent ont apporté le jazz de leur Amérique natale.

Pourtant Joe Zelli est italien. Après avoir été serveur, il a monté avant la guerre un club à New York, puis un autre, L’Oasis, à Londres. Mais c’est Paris qui bouge dans les années 20. Il ouvre un cabaret rue Caumartin, puis le Royal Box, rue Fontaine. Des miroirs aux murs, un balcon qui surplombe la scène pour faire comme en Amérique, un décor vaguement mauresque car l’exotisme commence à être à la mode… Il ne manque plus qu’un orchestre de jazz pour que le Royal Box attire un public en quête de jamais vu : ce sera le Zig Zag band.

Harlem in Paris

Et le batteur du Zig Zag band retient l’attention de Joe Zelli. Il faut dire qu’il n’est pas banal : Eugène Bullard, d’origine martiniquaise par son père, indienne Creek par sa mère, a mené une vie de picaro aventureux : jockey, boxeur, cible vivante dans un cirque, il arrive à Paris avant le début de la Première Guerre, s’engage dans la Légion étrangère en octobre 1914, puis devient l’un des premiers pilotes noirs de l’armée française. On le retrouve batteur de jazz dans les années 20, grâce aux conseils de Louis Mitchell, qui joue au Casino de Paris et en un tournemain, le voilà au Zig Zag band. Sa verve et son autorité convainquent Joe Zelli d’en faire l’animateur du cabaret. Il apprend le métier à la six quatre deux, et monte à son tour son propre club, Le Grand Duc, rue Pigalle.

La chaîne continue de s’étendre lorsque Gene Bullard engage Florence Jones. Cette jeune chanteuse noire a décidé de quitter les Etats-Unis puisqu’on lui dit que le racisme est moins virulent en Europe et surtout à Paris. Elle y rencontre le succès, puis accepte de se faire débaucher par Louis Mitchell qui a monté son cabaret et le nomme d’après son artiste vedette : Chez Florence devient le club à la mode !

Une autre figure éclatante de ce qu’on commence à nommer Harlem in Paris est Bricktop ! La légende veut que ce soit le mari de Florence, le pianiste Palmer Jones, qui lui ait suggéré de quitter l’Amérique en 1924 : elle pourrait remplacer Florence au Grand Duc. Ada Smith est une colored girl comme on dit à l’époque ; mais elle a la peau claire et sa chevelure tire sur le roux, d’où son nom de scène : Bricktop, c’est plus ou moins Poil de carotte. Elle arrive à Montmartre avec un beau palmarès : cette reine du charleston a chanté et dansé avec les Washingtonians, l’un des premiers orchestres de Duke Ellington, et monté un trio féminin à Chicago. Mais c’est son succès montmartrois qui lui vaut le poème que T.S Eliott lui dédie.

Qui trouve-t-on dans ce petit Harlem ? Beaucoup d’Américains, chez les musiciens comme chez les spectateurs. Des artistes et des intellectuels : Hemingway le romancier, Cole Porter le prolifique compositeur de chansons, Langston Hughes le poète, les époux Fitzgerald et des Français bien sûr, Michel Leiris en tête. Mais également le duc de Windsor, le roi Carol de Roumanie, Alphonse XIII d’Espagne… Le quartier est aussi lancé grâce au Gotha qui s’amuse et il est de bon ton de chercher des frissons dans des lieux qui gardent une réputation interlope.

Une réputation qui n’est pas totalement usurpée. Beaucoup de musiciens, français ou américains qui animent ce premier jazz à Paris vivent de peu dans ce voisinage et cette bohème est souvent mouvementée. Le « milieu » est au centre de bien des trafics et les musiciens ne sont pas tous des enfants de chœur. Ecoutons Sidney Bechet :

« De même qu’à New York, il y avait la Prohibition, de même à Montmartre, il y avait les mauvais garçons, des durs qui ne pensaient qu’à faire leur racket. Presque tout le monde portait un revolver dans sa poche (...) Mike entre après moi (chez Florence) et me dit “Mon ami veut te voir…” Je connaissais la chanson : les musiciens du Nord et leurs rodomontades ! Ils sont comme jaloux de ceux du Sud ! “Mon ami n’aimera pas ça !” et il sort son flingue et tire deux balles sur moi. Moi de mon côté, je tire le mien – il ne m’avait pas touché – et ma première balle lui rase le front. Alors Glover entend les coups de feu, il sort en courant et l’une de mes balles l’atteint à la jambe, une autre atteint une jeune femme qui était avec lui, et une autre ricoche contre un bec de gaz et blesse une dame française qui allait au travail  ! » (Sidney Bechet, La musique, c’est ma vie, éd. La Table ronde, trad. Maurice et Yvonne Cullaz).

Sidney Bechet, qui n’en est pas à son premier coup de feu, se donne le rôle de l’innocent, mais le quartier est chaud : Léo Vauchan, l’un des premiers musiciens français à s’intéresser sérieusement au jazz habite « l’hôtel Victor Massé où demeuraient de nombreuses entraîneuses. Presque tous les soirs, nous retrouvions des filles qui poussaient à la consommation du champagne avec les clients… » Même si la légende s’installe facilement, le jazz fleurit dans un authentique quartier de plaisir. Et cela dure : Dizzy Gillespie, au soir de sa vie, se rappelait avec malice sa première visite à Paris en 1937, et le succès que lui valaient ses largesses auprès des jeunes filles. Il avait le pourboire facile (I tipped very generously…).

Quartier des plaisirs

Le bas Montmartre est donc jusqu’après la Libération, l’endroit où les musiciens se croisent. Chez Bricktop, Louis Armstrong fait le bœuf avec Django Reinhardt (qui habite avenue Frochot et a lui-même brièvement ouvert un club, La Roulotte, rue Pigalle), devant Stéphane Grappelli émerveillé qui, à l’époque, tient...le piano. Rue Chaptal, juste un peu plus bas s’installe le Hot Club de France, lieu de concerts, d’écoute de disques et siège de la revue Jazz Hot née en 1935.

Le jazz a-t-il déserté ce quartier après la guerre ? Pas tout de suite et pas totalement, mais l’âge d’or était passé et le mythe s’effilochera peu à peu. Pourtant il a continué à y vivre, souvent brillamment. Dans les années 70, La Cigale, bien différent du lieu qu’on connaît aujourd’hui, était l’un des seuls endroits où la musique était gratuite ou presque : l’entrée était libre, on n’y payait que les consommations et on y entendait par exemple, le vieux Benny Waters ou le jeune Alain Jean-Marie. En montant place du Tertre, on pouvait écouter, Chez Eugène l’excellent pianiste cubain Alfredo Rodriguez, parfois agacé par le peu d’attention que lui prêtaient les touristes et en face, au Clairon des chasseurs de superbes guitaristes manouches.

Et on n’aura garde d’oublier le Centre d’informations musicales (CIM), longtemps installé rue Doudeauville, fondé en 1975 par le journaliste et saxophoniste Alain Guerrini, l’une des principales écoles de jazz en France, d’où sont sortis des dizaines de musiciens aujourd’hui professionnels.

Photo : Jean-Claude N’Diaye

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