La brutale évacuation de la place de la République, retransmise par de nombreux médias dans le monde, a son prologue dans le nord-est parisien. Une semaine avant, un camp regroupant quelque 3.000 migrants avait été démantelé, laissant au moins 1.000 d’entre eux sans solution.
Scoop : embarqués ou refoulés au début de l’été loin de la porte de la Chapelle, les exilés à la rue n’ont pas disparu. L’intervention policière du 17 novembre l’a rappelé, visant à faire disparaître le camp d’infortune majoritairement composé de réfugiés afghans, installé loin de tout équipement sanitaire sous l’autoroute A1, porte de Paris, au bord du canal Saint-Denis, à deux pas du Stade de France. A quoi riment ces évacuations ? Pour ceux qui s’y perdent, on a tenté de trouver du sens.
Rêve européen : Les cordons de policiers encadrent des files de réfugiés avec sur le dos le peu qu’ils ont réussi à sauver, l’autoroute fermée pour l’occasion ... Des images qui en rappellent d’autres, celles de la guerre, de civils contraints d’abandonner leur maison, marchant vers une destination inconnue. Que peuvent bien penser celles et ceux qui arrivent ici au terme d’un long et dangereux périple, contents d’être arrivés vivants, s’imaginant qu’ils peuvent enfin se sentir en sécurité quelque part ?
Droits de l’homme : « We are not animals, we are humans » – dit un homme aux policiers qui le chassent. Il fait partie de ceux, presque un millier, qui n’ont pas trouvé place dans les bus affrétés par la préfecture. Toi tu montes, toi non, toi on te prend tes papiers, toi non, toi on te garde, toi on t’expulse. Selon quels critères ? Parmi les exilés rassemblés ce jour-là, seuls les deux-tiers ont pu monter dans un bus. Certains seront remis à la rue quelques minutes plus tard, d’autres expulsés vers le pays qu’ils ont fui, les plus chanceux passeront quelques nuits ou semaines dans un gymnase. Et après ? Ceux qui n’ont pas pu monter ont perdu leur tente et leurs affaires et n’auront pas le temps de souffler ni d’espérer autre chose : les policiers les repoussent vers le périphérique puis en sens inverse ; l’ordre a visiblement été donné de les empêcher de se poser, se reposer, dormir, se rassembler ou s’installer où que ce soit.
Mise à l’abri : Un policier donne un coup de pied rageur dans le matériel, tentes, couvertures, patiemment rassemblés par des bénévoles de l’association Utopia 56 (selon le récit de l’un d’entre eux). Peine perdue que ces efforts : un ordre préfectoral tombe de plus haut, « pour des raisons sanitaires », toutes les tentes récupérées seront détruites. Lacérer au couteau, confisquer, détruire des tentes relève-t-il d’une « mise à l’abri » ?
Crise sanitaire : 3 000 personnes, dont des familles avec enfants, « nassées » pendant des heures à l’intérieur d’un cordon policier : ont-elles été testées ? Combien de cas de covid-19 parmi elles ? Quid des distances de sécurité ? Est-ce pour des raisons sanitaires qu’en pleine épidémie, elles avaient été refoulées ici, sans douches, sans toilettes – contraintes souvent de se laver en puisant l’eau du canal ? Est-ce pour des raisons sanitaires que bon nombre d’entre eux seront laissés pour compte ?
Forces de l’ordre : Beaucoup de familles avec enfants à la rue avaient rejoint le camp les jours précédents l’évacuation dans l’espoir d’être pris en charge. A ces milliers de personnes qui, malgré la privation de sommeil, attendent dans le calme, espérant une solution, des policiers répondent par l’utilisation incompréhensible et gratuite de la force et des armes - gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement, coups de matraque. Les jours suivants, ils sillonneront les environs, réveillant en pleine nuit des réfugiés, arrêtant des bus en direction de Paris (bus 153) et faisant descendre arbitrairement toutes celles et ceux qui auraient le faciès d’un « migrant ».
Solution : Municipalité, ministère, préfecture : les pouvoirs publics se renvoient la balle. Sur le campement, les associations (Solidarité migrants Wilson, Utopia 56, la Croix rouge), distribuaient le minimum vital - nourriture, tentes, couvertures, assurant aussi assistance médicale et aide administrative. Pourtant, la préfecture est intervenue sans concertation préalable, empêchant les associations de faire leur travail. Impréparation ? Les mêmes scènes se répètent pourtant. A un groupe coincé dans une impasse : « Dispersez-vous avec un ou deux amis maximum ». A des personnes qui n’ont rien, on refuse le « droit » de dormir dehors dans une tente Quechua, alors qu’il fait 5°C.
Crise migratoire : La majorité des exilés passés par La Chapelle et Saint-Denis sont finalement retenus en France contre leur volonté. « Moi je veux juste continuer, traverser pour aller en Angleterre », nous a confié Nurla, jeune Afghan croisé sous le pont quelques jours avant l’intervention. S’il y a « crise », elle est durable, massive ; depuis des décennies se multiplient des zones de non-droit, de camps, centres de rétention, où naissent, vivent et meurent des millions d’« indésirables » internationaux.
Photo : Thierry Nectoux