Depuis cinquante ans, Pierre arpente les rues de plusieurs arrondissements du nord de Paris avec sa clochette et sa rémoulette, proposant aux professionnels et particuliers d’affûter leurs couteaux, lames et ciseaux. La crise sanitaire est venue fragiliser son métier.
« Si les gens ne travaillent pas, je ne travaille pas ». C’est ainsi que Pierre parle des mesures sanitaires qui forcent de nombreux restaurateurs à diminuer leur activité, voire à fermer boutique. Pierre est rémouleur itinérant. Il traverse Paris avec sa « rémoulette » et sa clochette, proposant d’affûter lames, couteaux et ciseaux, et ce depuis presque cinquante ans.
Pierre se repère instantanément grâce à sa rémoulette métallique noire posée à côté de lui. C’est un engin rectangulaire à roulettes, comportant une meule, deux pédales et un espace de rangement. Le regard bleu ciel de Pierre transperce ses lunettes noires rectangulaires. Ses cheveux gris sont coupés court sous son chapeau noir arrondi.
Une tradition tsigane
Pierre a commencé le métier de rémouleur en 1972. Il présente sa machine avec fierté, en expliquant que son père et son grand-père étaient rémouleurs avant lui, qu’ils lui ont transmis ce savoir et l’amour de ce métier. Ce sont des tsiganes, maintenant installés à Drancy, dans le 93. Pierre habite aujourd’hui dans un lotissement pavillonnaire, mais il a encore une caravane dans son jardin.
Pour signaler sa présence matinale à d’éventuels clients du quartier, il saisit par le manche la clochette accrochée à sa rémoulette, et remonte la rue des Trois Frères, agitant la clochette d’une main, poussant sa rémoulette de l’autre. Mais ce matin, Pierre ne fait pas recette.
« Pas la peine de bosser si ça rapporte pas »
Les restaurants avec lesquels il a l’habitude de travailler rue des Trois Frères sont fermés. La rue est très calme, trop calme. Il se rend dans un bistrot mais en ressort bredouille. Un peu navré de ne pas pouvoir montrer comment il travaille sur un couteau, il fait donc une démonstration de l’affûtage avec un des tournevis qu’il a apportés dans sa besace. Il appuie sur les pédales de sa rémoulette, actionnant la roue qui viendra faire tourner la meule. Avec ses doigts épais aux ongles courts, il appose doucement la lame du tournevis. Son geste est précis, efficace. Les tarifs de Pierre varient. Environ 5 € pour des ciseaux (de coiffeurs ou de particuliers), et de 1 à 3 € pour les couteaux, y compris pour les restaurateurs, en fonction de leur taille. Interviewé sur la place Charles Dullin pendant le couvre-feu, Pierre avait déjà perdu beaucoup de ses clients, fermés à cause des mesures sanitaires.
Le 18e, son quartier préféré
Pour ce rémouleur qui considère le 18e comme son quartier préféré de Paris, le confinement oblige l’arrêt complet de son activité. Il venait remonter la rue Lepic tous les quinze jours, même s’il confesse qu’il fallait « se les taper, les côtes de Montmartre », avec sa rémoulette. Il ne bénéficie pas aujourd’hui d’aides de l’État pour compenser l’impossibilité de travailler dans ces conditions.
Bien qu’il reste quelques rémouleurs à Paris, Pierre est le seul à utiliser une rémoulette à pédales, les autres ayant des véhicules électriques qui, selon lui, tournent trop vite et brûlent les lames. Pierre murmure du bout des lèvres qu’il a 63 ans et qu’il travaillera jusqu’à ce qu’il meure. Autrefois, il emmenait ses deux enfants avec lui. Mais ils ont grandi. Aucun des deux ne souhaite prendre la relève. « Après moi, y en aura plus ». Les rémouleurs survivront-ils à la crise sanitaire ?
Photo : Dominique Dugay