Poète prolifique, joueur de mandole – un cousin plus rude de la mandoline spécialement inventé pour le chaâbi, Kamel Bourahla, « Cheikh », sillonne le 18e pour semer ses poèmes d’exil et soigner les âmes.
« Réfugié musical », c’est comme ça que Kamel se désigne, lui qui a trouvé sa place dans le 18e après avoir grandi en Algérie pendant la guerre civile, dans un milieu où la musique était « interdite ». Pour ce mandoliste surdoué en grande partie autodidacte, l’exil en France, c’était le rêve de pouvoir créer librement et de découvrir le conservatoire, les notes, le solfège, la formation arabo-andalouse classique. « J’ai atterri dans la Goutte d’Or par hasard, commencé à fréquenter les jams, le lien s’est fait naturellement et je n’en suis plus jamais reparti – même dans les moments où j’ai dû me loger ailleurs, tous les jours je revenais ici, c’est comme un aimant pour moi. La Goutte d’Or c’est comme une famille, ou une religion spéciale, où on m’a dit bienvenue, parce que tous on est de la musique de la rue à la base, et dans la musique populaire chaâbi il y a tout – du blues, du jazz : l’essentiel, de l’âme ». Tiphenn Fauchois, coorganisatrice de la « Jam Orchestra » qui anime les jams du bar de l’Omadis tous les jeudis, rue Doudeauville, a souvent « jamé » avec Kamel : « Son instrument est différent, c’est un mandole traditionnel acoustique, mais il arrive à s’adapter à tous les styles, ça donne une couleur, ça se mélange avec l’afro-jazz, la musique latine... ».
Tradition ancestrale et liberté populaire
Kamel est non seulement un interprète patient de la tradition mais aussi un auteur et compositeur habité par une vision d’avenir – fait rare dans le chaâbi contemporain. Jaurès, le gérant du disquaire Soul Ableta de la rue Marcadet, lors de sa première rencontre avec Kamel à un de ses concerts au bar le 34, a été frappé par les teintes folk et le côté « psychédélique » envoûtant de sa musique : « c’est devenu rare de voir ça en live dans le quartier, à l’oreille, j’ai saisi tout de suite qu’on n’avait pas juste affaire là à de la musique orientale classique mais à des arrangements modernes et vivants, traversés de beaucoup d’influences contemporaines. J’ai vu des habitués, plutôt rock d’habitude, se mettre à danser, comme dans une transe ».
Son secret, c’est ce mélange exigeant de tradition ancestrale qui puise dans l’art médiéval et de liberté populaire sauvage de la musique de rue – mélange qu’il retrouve, quelque part, dans l’âme du 18e. D’un côté la musique arabo-andalouse classique rigoureusement structurée en différentes noubas (Insiraf, Touchia, Enhilab etc) et modes (Sika, Zidane, Jarka... ), savoir-faire exigeant acquis auprès de différents maîtres – de Cheikh Ali Houche, jusqu’aux grands du chaâbi populaire, Dahmane El Harrachi (Ya Rayah), El Hasnaoui, Amar Ezzahi auxquels
il ne cesse de rendre hommage dans ses chansons, en passant par les maîtres des conservatoires de Dijon et Marseille. De l’autre la chanson populaire, héritée de l’époque de l’Algérie coloniale – Brel, Lili Boniche, Enrico Macias, Reinette L’Oranaise, Brassens, Dalida – sans oublier le gnawi ou encore le jazz ou le blues des jams du 18e.
Si son grand-père soufi citait par cœur au quotidien les poètes maghrébins des XVIe et XVIIe siècles, tel Ben Msayeb ou Sidi Lakhdar, pas question pourtant pour lui de faire de la musique dans la maison familiale. En autodidacte rebelle, Kamel construit seul son premier instrument vers l’âge de 9 ans : un bidon d’huile, une planche, des câbles de frein ; il apprend seul, cherche la musique seul, joue en cachette, reconstruit sans relâche les instruments que son père lui casse et commence à écrire sans arrêt. De là une liberté farouche et l’habitude de jouer, seul, tout le temps. Le 18e pour lui, c’est l’exil. « Mon nom, “Bourahla” : ça veut dire “du voyage” et je suis comme ça, toujours en voyage – c’est très présent dans mes chansons, l’exil, la valise et l’instrument sur le dos. Quand je marche avec mon mandole dans les rues du quartier, ça me donne une vraie force, un courage, je ne peux pas sortir ou voyager sans lui. C’est plus qu’un ami. C’est quelque chose de moi. » « Seul, il dégage une présence spéciale, juste lui et sa voix », raconte Ameth Sissoko, musicien-chanteur et programmateur à la ressourcerie du Poulpe, rue d’Oran, qui a souvent invité Kamel à se produire en concert : « Il dégage une sagesse sur scène, une politesse, un respect de la scène, de son magnifique instrument, c’est très inspirant. »
L’harmonie qui apporte la paix
De son premier maître Cheikh Mouhoub, grand poète qui a cessé de jouer avec la guerre civile, il défend l’idée que le chaâbi est une vraie médecine populaire. « C’est dans son style que je joue encore aujourd’hui. Pourtant, jamais il ne m’a enseigné directement l’instrument – seulement de précieux conseils, d’un seul geste du doigt ou de la main, qu’il fallait savoir saisir en vol... Mais il m’a transmis le chaâbi comme une philosophie. Toujours, il me posait cette question à laquelle je n’arrivais pas à répondre : “Pourquoi veux-tu chanter ?” La réponse qu’il a fini par me donner un jour, c’est qu’un artiste est un médecin de la société, si le public écoute, il guérit – c’est ça le chaâbi, c’est social. Par la parole, l’harmonie, ça soigne, ça apporte la paix ».
Amar Ezzahi, son plus grand modèle, un vrai sage, ne dit pas autre chose : « avec cette musique, pas besoin de policier ou de gendarme, pas besoin de caméras – par les paroles anciennes, les mots choisis pour guérir, on résout les conflits, ou trouve des solutions, cette musique elle étanche la soif, à la fois populaire, modeste et noble, elle élève ceux qui l’écoutent ».
C’est tout ça qu’on retrouve dans la musique de Kamel, qu’il joue seul ou accompagné de derbouka, banjo, guitare : l’histoire de l’Andalousie et du Maghreb, la construction rigoureuse des poèmes arabes classiques du Moyen Age, l’exil et la liberté de la musique de rue. Et surtout, le khelwi, état de paix spirituelle proche du zen. Prochaine étape : la recherche de financement pour l’enregistrement d’un album et le projet de jouer dans des salles de concerts intimistes à guichet fermé.
Photo : Dominique Dugay