Après l’histoire de ce grand lycée parisien (lire notre n° 311), partons pour une balade intimiste et littéraire à travers le regard et les souvenirs d’un ancien élève, revenu sur les pas de son adolescence.
Septembre 1959. Un jeune garçon, accompagné de son père, se présente, tôt le matin, rue Bochart de Saron pour faire son entrée en sixième au lycée Jacques Decour. Ces deux noms ne lui sont pas familiers. Il n’a jamais entendu parler de ce premier président du Parlement de Paris, sous l’Ancien régime, jugé et condamné à la guillotine par le tribunal révolutionnaire le 20 avril 1794 ; et pas d’avantage de ce grand résistant, professeur d’allemand dans ce lycée, tombé sous les balles nazies pendant la Seconde Guerre mondiale. Sauf, dans la bouche venimeuse de sa très réactionnaire professeure de piano, à la sortie de l’école primaire : « Chaptal oui, Jacques Decour, surtout pas ; un lycée rouge, tous les professeurs sont communistes ! » Il n’a guère plus de lumières sur cette austère et imposante bâtisse où il va passer huit années de sa jeune existence. Huit ans, autant dire une éternité. Mais pourquoi huit ans et non pas sept, la durée d’une scolarité normale ? En fait, la rébellion et l’insolence en classe de sixième du petit provincial lui vaudront un redoublement suivi d’une « rédemption » grâce à un professeur de français auquel il vouera une reconnaissance éternelle, Monsieur Morel (on le voit, en 1959, sur la photo de classe d’une cinquième, figurant sur Internet).
Le cœur bat la chamade lorsque le garçon monte les marches pour accéder à l’immense cour « des petits ». Sur cet espace nu, s’ouvre une salle de classe haute de plafond et aux murs pisseux. Certains enseignants portent encore la blouse blanche, ajoutant une note terne à la tristesse ambiante. À ce moment-là, le seul réconfort après une journée de cours se trouve dans l’achat, avec quelques piécettes, de roudoudous, réglisses et sucettes chez le marchand de bonbons, dont l’étal est installé sur le trottoir à l’extérieur. Une scolarité commence dans une sensation d’exil.
Durant toutes ces années, le garçon va découvrir tous les coins et recoins du lycée, la grande et les petites histoires, faire des rencontres qui marqueront sa vie. Ces souvenirs, actualisés par ce qu’il a vu et entendu depuis ces temps lointains, le guident dans sa visite.
La monumentale porte en bois du 12 avenue Trudaine, qui a fait l’objet de regrettables actes de vandalisme en 2016 et 2018, a retrouvé sa belle patine. C’est par elle qu’il entre et accède aux premières pièces que sont les parloirs. Le petit parloir, où avaient lieu autrefois les rencontres tant redoutées entre les parents et les professeurs, est devenu principalement un espace de réunion pour les fédérations de parents d’élèves. Le grand parloir est un lieu de mémoire. Une grande fresque représente le sacrifice de Jacques Decour, fusillé au Mont-Valérien en 1942. Elle est l’œuvre du peintre Alfred Lop-Montel. Né en 1898 à Saint-Cyr-sur-Mer dans le Var, il fait les Beaux-Arts à Marseille et s’établit en 1920 à Montparnasse dans l’entourage de son frère, l’excentrique Ferdinand Lop, candidat perpétuel aux élections présidentielles et législatives, idole des étudiants du Quartier latin qui constituaient sa « garde de fer ». Pour s’en différencier, Alfred ajouta « Montel » à son nom et devint relativement connu dans le milieu artistique parisien. Influencé par le cubisme cézannien et par ses rencontres à Montparnasse, celle de Kisling notamment, il fut paysagiste, portraitiste, auteur de natures mortes et de scènes de genre tant parisiennes que méditerranéennes. Il enseigna aussi à Decour et le garçon, peu doué dans cet art, participa à des chahuts carabinés dont il se repent encore aujourd’hui. Sous la fresque, une plaque de marbre rappelle la citation à l’ordre de la Nation de Daniel Decourdemanche, dit Jacques Decour.
Recueillement et murmures d’extrême-droite
À la sortie des parloirs s’ouvre la cour d’honneur, un petit bijou de la Troisième République. Un espace rectangulaire de 800 mètres carrés encadré par deux galeries. Dans les années 1960, il n’y avait pas d’arbres mais un parterre fleuri. Il paraît que le proviseur de l’époque, René Alexandre, y faisait de la méditation. Aujourd’hui, les arbres donnent un charme et une élégance indiscutables au lieu. La galerie de gauche, en entrant, tenait lieu de piste d’athlétisme. Les soixante mètres étaient parcourus par les meilleurs en sept secondes et… Le saut en hauteur se pratiquait dans une petite cour adjacente. Difficile apprentissage du saut en roulé ventral.
Dans l’axe de la cour, on aperçoit la statue en bronze représentant, assis et en majesté, Charles Rollin, ancien recteur de l’université de Paris mais qui, parce qu’il était janséniste, n’entrera jamais à l’Académie française. La statue est due au sculpteur Didier Debut et au fondeur Thiébaut. Une anecdote à ce sujet : le 11 octobre 1941, le Journal officiel annonce que le maréchal Pétain fait procéder à l’enlèvement des statues en alliages cuivreux situées dans les lieux publics « afin de remettre les métaux dans le circuit de la production industrielle et agricole ». La grande statue en bronze de l’historien de l’Antiquité est convoitée. Mais au courrier du recteur vichyssois exigeant son poids de métal lourd, le proviseur répond : « Néant. »
Sur les murs des galeries, dont le sol est orné de superbes mosaïques, sont apposées des plaques commémoratives rendant hommage aux anciens élèves, professeurs et fonctionnaires morts durant les différents conflits 1914-1918, 1939-1945, Maroc. Simone Veil a inauguré en 2009 une plaque qui porte les noms de 27 lycéens juifs morts pendant la guerre (26 finirent leur vie en déportation et le dernier fut fusillé en juin 1944 à Lyon, pour faits de résistance). Elle déclara à cette occasion : « Cette plaque est apposée afin que nul ne puisse ignorer ce qui s’est passé. Car nous entendons encore aujourd’hui dire que cela ne s’est jamais passé. (…) Après l’arrivée du convoi à Auschwitz dans lequel nous nous trouvions, nous n’avons plus revu les enfants déportés. » Lors de cette cérémonie, elle évoqua la mémoire de son père, élève du lycée Jacques Decour (alors collège Rollin), Grand Prix de Rome d’architecture, qui fut déporté et dont la trace s’est perdue dans la lointaine Lituanie, à Kaunas le 10 avril 1944.
Dernière lettre d’un condamné
C’est au fond de la cour d’honneur que, chaque année, un élève lisait la dernière lettre écrite par Daniel Decourdemanche à ses parents, avant d’être fusillé : « Vous savez que je m’attendais depuis deux mois à ce qui m’arrive ce matin, aussi ai-je eu le temps de m’y préparer, mais comme je n’ai pas de religion, je n’ai pas sombré dans la méditation de la mort ; je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir. » [...] « Si vous en avez l’occasion, faites dire à mes élèves de première, par mon remplaçant, que j’ai bien pensé à la dernière scène d’Egmont (de Goethe) : - Pour sauver ce que vous avez de plus cher, je tombe avec joie -, ainsi que je vous en donne l’exemple. »
L’ambiance recueillie était parfois troublée par les murmures de jeunes d’extrême droite. Il faut dire qu’au début des années soixante, alors que la guerre d’Algérie provoquait des affrontements meurtriers, les partisans de l’Algérie française faisaient régulièrement le coup de poing avec ceux qui militaient pour son indépendance. De nombreuses et violentes bagarres avaient lieu à l’extérieur du lycée. Ces différends s’exacerbèrent en avril 1961 à l’occasion du putsch des généraux rebelles à Alger. C’est à ce moment-là que l’on vit passer, boulevard Rochechouart, comme dans une scène de film, des colonnes de blindés venant d’Allemagne pour occuper des lieux stratégiques. L’année précédente, avait été créé, conjointement avec les lycéens de Condorcet, le premier comité antifasciste, au premier étage d’une brasserie à l’angle du boulevard de La Chapelle et du boulevard Barbès (La Famille nouvelle, au 124 boulevard de La Chapelle, selon Sylvain Braunstein, dans Empreintes - Saison 2, les Editions du Panthéon).
La chapelle, ses vitraux et son orgue
Dans une cour annexe se trouve la chapelle du lycée. Son plan est longitudinal, terminé par un chevet à abside. Elle a une voûte en berceau brisé. Elle est utilisée aujourd’hui comme salle de réunion (ou d’examen). Près de l’autel/écran, une plaque en marbre noir où l’on peut lire « À la mémoire des élèves du collège Sainte Barbe-Rollin morts pour la patrie en 1870-1871 ». Les vitraux d’origine sont l’œuvre du maître verrier Léon Lefèvre.
En 1974, une équipe de passionnés de facture d’orgue, animée par Bernard Mauguin, professeur de musique au lycée, conçut le projet ambitieux de réalisation d’un orgue neuf pour remplacer celui de 1893 qui avait subi des dégâts considérables et était resté muet pendant trente ans. L’instrument, harmonisé par Jean-Pierre Swiberski, fut inauguré en 1982 par Michel Chapuis. Des récitals d’orgue mais aussi des concerts, qui ne sont pas seulement dédiés à l’orgue, sont régulièrement programmés par l’Association pour le rayonnement de l’orgue. Dans le cadre du 250e anniversaire de la mort de Jean-Sébastien Bach, c’est l’intégrale de son œuvre pour orgue qui a été interprétée dans la chapelle.
En plein centre du lycée se tenait le gymnase, qui a été transformé en salle de cours dotée d’une magnifique charpente. Le garçon a gardé un mauvais souvenir de ce lieu à cause de ses agrès, poutre, cheval d’arçon ou encore barres parallèles, qui nécessitaient force et sens de l’équilibre et dont l’usage maladroit par certains lycéens suscitait les railleries des plus doués.
Le théâtre du lycée accueille aujourd’hui des événements culturels. C’est sous la direction d’un jeune professeur amoureux de la scène que fut créé un atelier théâtre, en 1966, rassemblant un petit groupe d’élèves de terminale. Tout avait commencé, cette année-là, par des rencontres poétiques. Les participants se retrouvaient dans la grande salle de distribution des prix pour des séances d’improvisation, s’inspirant de l’écriture automatique héritée des surréalistes. Ces exercices, pas toujours réussis, donnèrent cependant aux « poètes en herbe » une confiance grandissante au point qu’ils purent faire éditer un mince recueil qui se nomma Square d’Anvers. Il faut dire que le square, bien différent de ce qu’il est aujourd’hui, était – avec les cafés proches du métro Anvers – un lieu de rendez-vous privilégié… Les jeunes auteurs reçurent les encouragements de Pierre Seghers.
Puis, de l’écriture, on passa au plateau avec une ambition qui, avec le recul, donne le vertige : monter Hamlet. Impossible réalisation sans une participation féminine. Or les lycées n’étaient pas mixtes. Il fallut convaincre les deux proviseurs de Jacques Decour et Jules Ferry de laisser venir, pour les répétitions, les jeunes filles de l’établissement de la place de Clichy. Tout cela se passa très bien et à la fin du mois de juin 1966, le groupe théâtre présentait devant parents et amis le chef d’œuvre de Shakespeare.
La nostalgie d’Edgar Morin
Il y aurait encore beaucoup à dire sur Jacques Decour, son ouverture à l’art par exemple puisqu’il est devenu un lieu d’exposition régulier pour les peintres. Le mieux sans doute est de laisser la parole à un homme d’exception, éminent sociologue centenaire, Edgar Morin, qui arpenta dans sa jeunesse les couloirs du lycée : « À l’arrivée des troupes allemandes sur Paris, les examens étant suspendus, je me réfugiai à Toulouse où je vécus une nouvelle vie, très intense : c’est alors que me vint de plus en plus intimement la nostalgie de mon vieux Rollin. Il était dans un autre monde, de l’autre côté d’une ligne de démarcation infranchissable jusqu’en 1943. Plus les années ont passé, plus mon souvenir est devenu amour de mon Rollin et revenu à Paris j’ai fait partie de l’amicale des anciens élèves, je n’ai cessé de renouveler mon adhésion et depuis longtemps il n’y a plus aucun camarade de ma classe qui en fasse partie. Mais le souvenir d’amis me poursuit. » •