Loger les plus modestes dans des conditions décentes est une préoccupation ancienne. Dès le milieu du XIXe siècle des projets émergent, en France et en Europe, portés par le courant des utopies. Plus tard, philanthropes et architectes hygiénistes créent des fondations. Mais, et c’est l’objet du deuxième volet de cette série, l’explosion de la construction des logements sociaux a lieu au lendemain de la Grande Guerre.
Outre son cortège de morts, de blessés, les fameuses « gueules cassées », la Première Guerre mondiale a détruit un nombre considérable d’habitations. A Paris cela se double d’une grave crise du logement : beaucoup de provinciaux viennent dans la capitale pour travailler et cherchent à se loger alors que le marché est vraiment sinistré. Pendant la guerre l’obligation de payer les loyers a été suspendue et ils resteront ensuite bloqués jusqu’en 1929. Cela gèle l’entretien des immeubles qui se délabrent. C’est dans ce contexte qu’est lancé un vaste plan de réaménagement de la capitale orchestré par l’Etat. En plus de la réhabilitation des habitations endommagées, Paris s’équipe en 1918 de 1 500 logements, dix ans plus tard il en compte 28 000 et jusqu’à 33 000 en 1931. Bien que la crise de 1929 ait ralenti la construction de ce type d’habitat, on a qualifié cet épisode de « plus grand chantier du XXe siècle ».
Mais où trouver de la place ?
Les bâtiments seront construits sur les anciennes fortifications. En 1919 la Ville de Paris achète à l’Etat, pour 100 millions de francs de l’époque, la totalité des anciennes fortifications – c’est-à-dire les murs et les bastions – sur une largeur d’environ 150 mètres tout autour de la capitale. Les « fortifs », communément appelées « l’enceinte de Thiers », avaient été bâties entre 1841 et 1844, sous Louis-Philippe, pour protéger la capitale. Il y avait à l’intérieur, du côté de la ville, une sorte de rocade de 20 mètres de large et, à l’extérieur, une zone non ædificandi (non constructible) sur une largeur de 250 à 400 mètres où il était interdit de construire quoi que ce soit et où rien ne poussait : c’était la zone de tir au canon.
Après la défaite de 1871, c’est à cet endroit, alors que les fortifications ne sont plus du tout en usage, que se sont installés toutes sortes de nécessiteux : ouvriers chassés de Paris par les énormes percées opérées par Haussmann et paysans chassés par l’exode rural. Ils vivent dans ce que l’on a appelé la « zone », une bande circulaire de 34 km sur 400 m de large. Assez rapidement, ce sont 30 000 habitants qui bricolent et occupent des logements de fortune, cabanes en bois posées à même le sol, le tout formant un immense bidonville.
Préfiguration de la « ceinture rouge »
En investissant ce périmètre, sur une période très courte, Paris a gagné 15 % de surface supplémentaire et les arrondissements limitrophes, dont le 18e, en ont largement profité. Les urbanistes d’alors, comme ceux de maintenant, procèdent à grands traits, par zones dédiées à certains usages : à l’extérieur, la ville va réserver 40 m de cette boucle pour tracer les boulevards des Maréchaux qui ceinturent encore maintenant Paris. Au centre 250 m seront dévolus à la promenade et au sport, pour créer une sorte de ceinture verte entre les espaces réservés à la circulation et ce qui s’appellera plus tard la « ceinture rouge », c’est-à-dire les habitations à bon marché qui vont être construites en bordure intérieure.
Il faut imaginer maintenant le chantier énorme de la destruction des « fortifs » pour que, dès 1920, puisse commencer la construction des habitations bon marché (HBM) qui prendra une bonne dizaine d’années. Un appel d’offres est lancé et, comme aucun grand architecte ne répond au projet, c’est par tranches que les immeubles seront construits. Une armée de travailleurs démolit les emprises militaires et évacue les décombres, alors que les « zoneux » continuent à vivre dans la « zone ». Fait remarquable, les immeubles ne sont pas alignés exactement le long des nouvelles rues qui sont créées mais plutôt regroupés autour d’une cour ou d’un jardin. Pour accéder à ces immeubles on doit souvent pousser une grille en fer forgé, arborant les armes de Paris. C’est une architecture d’îlots, avec des immeubles discontinus bordés par des grandes voies.
La brique, par souci d’économie
L’autre élément qui retient l’attention est le matériau principal : la brique, parce que c’est économique. Elle est appliquée sur un corps en béton armé dont l’emploi devient fréquent au moment de la révolution industrielle, grâce à la mise au point de machines qui permettent d’en fabriquer en nombre. Son utilisation se développe rapidement et, dans les années 1920 et 1930, cette expansion est due aussi à sa facilité de production. La brique est le matériau en vogue à ce moment-là et les HBM sont construites dans le style Art déco.
Pour la décoration, on ne fait pas appel aux bas-reliefs qui sont trop coûteux mais on joue sur la couleur des briques, sur les différences de ton et les formes variées de leur disposition : briques en retrait ou briques en saillie, briques en damier ou en diagonale. On compose des motifs, on forme des assemblages géométriques : ça s’appelle le calepinage et un très bel exemple nous est donné par l’école de la rue Rouanet (1934). L’architecte, Émile Blois, a choisi d’animer la façade avec des losanges du plus bel effet.
On retrouve la brique partout dans les équipements publics de proximité comme les écoles primaires, les bureaux de poste ou les douches municipales (aussi appelées bains-douches) qui accompagnent la construction des HBM. Le central téléphonique du 114 rue Marcadet se distingue, lui, par un appareillage de briques pour le niveau inférieur et des ferronneries Art déco aux étages, principe repris dans la cité Montmartre aux artistes située au 187 rue Ordener.
Enfin la hauteur de ces immeubles est de six étages plus un, mansardé, avec des balcons qui permettent d’aérer la construction. Pour animer la façade, on trouve parfois des fresques florales, des décorations avec des touches de couleur. Au 2-4 rue Duc, des cabochons en céramique bleue ornent les étages inférieurs alors que le dernier niveau est recouvert de briques polychromes.
A l’intérieur, le confort est apprécié, dans la disposition des pièces avec des espaces bien identifiés et l’accès à l’eau, à la lumière. Ce sont des appartements fonctionnels et qui ont encore belle allure.
Un progrès incroyable
En 1922 est créé un nouvel organisme chargé de construire des immeubles à loyer moyen (ILM) – c’est le troisième organisme (voir notre article dans le n° 300). Ils seront plus confortables et destinés aux classes moyennes. De fait, HBM comme ILM disposent tous de toilettes individuelles, de cabinets de toilette et du chauffage central. Pour l’ensemble des locataires c’est un progrès incroyable.
Entre 1920 et 1928, 8 000 HBM et 2 000 ILM sont livrés, mais c’est encore loin de répondre aux besoins : la loi Loucheur de 1928 permet de lancer un programme de 20 000 logements supplémentaires qui seront construits par un autre organisme, la Société anonyme de gestion immobilière (SAGI), qui propose des ILM un peu plus luxueux conçus par des architectes extérieurs à la société. Si on fait le compte, quelque 40 000 habitations permettant de loger décemment environ 120 000 personnes seront construites entre les deux guerres. Nombre d’entre elles ont été rénovées récemment, notamment pour les mettre aux normes thermiques actuelles, mais le bâti a été conservé, témoignage de la qualité de la construction.
Henri Sauvage et le 13 rue des Amiraux
Comment parler du logement social de l’entre-deux-guerres, sans évoquer à nouveau l’architecte Henri Sauvage, déjà présent sur ce front avant la guerre de 14-18. Entre 1922 et 1927, il construit l’immeuble du 13 rue des Amiraux, connu pour sa piscine… et qui abrite les bureaux du 18e du mois. L’immeuble est construit en gradins, comme son immeuble du 26 de la rue Vavin érigé avant la guerre de 1914, offrant à chaque appartement une terrasse. Cela occasionne une perte de surface à aménager et donc un nombre moindre de logements réalisés – ce qui lui a été reproché – mais qui est fort apprécié encore aujourd’hui par les habitants. Il compte 78 logements répartis sur sept étages. Il s’organise autour d’une petite cour centrale à laquelle sont adossées les trois ailes à gradins. Un cinéma devait prendre place dans le creux du bâtiment, mais c’est une piscine, aujourd’hui municipale, entourée de deux étages de cabines qui remplace la cour en 1930. Les équipements sont pensés avec rationalité et fonctionnalité : chauffage, garde-manger, vide-ordures, coffres à linge sale. Les façades sont recouvertes de carreaux de faïence, les mêmes que pour le métro, venus de la maison Boulenger de Choisy-le-Roi. L’ensemble relève de la recherche architecturale pour des habitations à bon marché « hygiéniques ». Il est construit en béton armé. Et les responsables des monuments historiques ne s’y sont pas trompés : les façades, les toitures, les intérieurs de l’immeuble ainsi que la piscine ont fait l’objet d’un classement en 1991. •
Photo : Thierry Nectoux