Journal d’informations locales

Le 18e du mois

Abonnement

FacebookTwitter

octobre 2022 / Histoire

LA VIGNE, TOUTE UNE HISTOIRE...

par Danielle Fournier, Jacky Libaud, Noël Monier

Initiée à l’époque romaine, la culture du vin prend des allures d’exploitation agricole sous le long règne des abbesses. Dès le XVIe siècle et surtout au XVIIIe, les taxes qui frappent les marchandises font de la Butte un refuge pour les Parisiens et le bonheur des cabaretiers. A l’entre-deux-guerres, des artistes sauvent un dernier pan de vigne.

Domestiquée au Proche-Orient à partir du VIIe millénaire av. J.-C., la vigne s’est implantée en France grâce aux Phocéens, fondateurs de Marseille vers 600 av. J.-C. Les Romains, adorateurs de Bacchus, ont ensuite répandu sa culture en Gaule. Leur vin épais, aromatisé d’épices, était bu coupé d’eau et conservé dans des jarres de terre cuite. La culture de la vigne autour de Paris date de l’époque gallo-romaine. L’empereur Julien, qui fit de Lutèce, durant quelques années, la capitale de son empire, en parlait dans un texte datant de 360. Deux siècles plus tard, le testament d’une femme noble de l’époque mérovingienne, dame Ermanthrude, mentionne des vignes qu’elle possédait au nord de Paris. Ce sont les deux plus anciens documents écrits évoquant le vignoble de la région parisienne. Très rapidement, les Gaulois ont adopté le breuvage et inventé le tonneau de bois pour mieux le transporter. L’expansion du christianisme a favorisé par la suite l’adoption du vin, les monastères encourageant la culture de la vigne pour le service de la messe, mais aussi pour des raisons économiques et pour honorer les rois et les grands féodaux.

Les abbesses et la production viticole

Les routes terrestres étaient alors rudimentaires et peu sûres. Aussi la Seine, rivière facilement navigable, était-elle un des principaux chemins du grand commerce. Des barques montées par des Saxons, des Frisons, venaient s’approvisionner en marchandises diverses notamment en vin, exporté jusqu’en Angleterre et dans les pays d’Europe du Nord.

L’implantation d’un prieuré sur la butte Montmartre dès 1096, remplacé par l’abbaye des moniales bénédictines dans les années 1130, a probablement renforcé la culture de la vigne dans les environs. Propriétaires du pressoir de Montmartre, les religieuses percevaient une redevance sur le pressage des raisins récoltés sur la colline. Au long des siècles, les abbesses maintiendront la priorité à la production viticole qui occupera – jusqu’au XVIIIe siècle – environ les trois-quarts des terres. Les viticulteurs, qu’ils soient fermiers ou ouvriers de l’abbaye, doivent obligatoirement y apporter leur récolte dont une partie, pouvant aller jusqu’à la moitié, reste acquise aux religieuses. A cette époque, et ce sera vrai jusqu’au XIXe siècle, le vin est considéré comme une boisson désaltérante. On le boit couramment mélangé à de l’eau, parfois à des herbes, et on attribue au vin mélangé une fonction médicale : à ce titre, celui de Montmartre était très apprécié !

Fausse interprétation de la Goutte d’Or

Vous verrez souvent affirmé que le vin de la Goutte d’Or était célébré dans un poème médiéval, où il arrivait en troisième place des vins préférés à la cour du roi Philippe Auguste, après le vin de Chypre élu « pape des vins » et le vin de Malaga élu « cardinal ». Or, ce poème, intitulé Le Dit des vins de France, écrit vers 1224 par Henri d’Andeli, mentionne effectivement le vin de Chypre, puis le vin d’Aquila (et non de Malaga) et cite en Île-de-France les vins de Marly, Montmorency ou Argenteuil, sans mentionner un vin de la Goutte d’Or ! En effet, le lieu-dit de la Goutte d’Or apparaît seulement sur le cadastre de Napoléon Ier et semble tirer son nom d’une auberge à l’enseigne de « La Goutte d’Or » », visible le long de la route des Poissonniers sur des plans de la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est que lors de l’annexion des villes de Montmartre et La Chapelle à la Ville de Paris en 1860 que le quartier de la Goutte d’Or sera officiellement créé, sur des terres qui ne semblaient pas particulièrement porter des vignes. En étudiant les baux anciens, on découvre qu’en 1373, cinq bourgeois parisiens avaient obtenu le droit d’exploiter une vigne sur la Butte au lieu-dit Sacalie, du côté de l’actuelle rue Ravignan.

Les abbesses, lorsqu’elles ont des fins de mois difficiles, mettent en vente des parcelles de terrain tout en conservant cependant leurs droits seigneuriaux c’est-à-dire le droit de prélever l’impôt. En 1540, à Montmartre et Clignancourt, on recensera 399 propriétaires qui payent l’impôt soit à l’abbaye des dames de Montmartre soit à celle de Saint-Denis. Les guerres, mais aussi les intempéries, freinent le commerce du vin. Lors d’hivers très rudes, on vit geler non seulement les vignes mais aussi le vin dans les caves. Par exemple, en 1544, les fûts ayant éclaté on dut casser le vin à la hache et le vendre au poids !

Un Parlement sous influence

De féroces luttes d’influence se livrent entre région viticole et négociants. Le 14 août 1577, sous la pression de certains d’entre eux, le Parlement de Paris prend un arrêt qui sera lourd de conséquence : il interdit aux taverniers de Paris d’acheter leur vin aux viticulteurs proches de la cité et les oblige à s’approvisionner chez les négociants accrédités et assermentés que l’on appelle « les jaugeurs de vin ». Il interdit aussi de commercialiser à Paris des vins récoltés dans un rayon de 20 lieues, soit 88 km autour de la ville. Le vin doit venir de plus loin, prétendument pour protéger la qualité du breuvage. Cet arrêt sera appliqué jusqu’en 1776. Il est vrai qu’au XVIIe siècle Henri Sauval écrira à propos du cru local des vers peu flatteurs : « C’est du vin de Montmartre, qui en boit pinte en pisse quarte ! »

Les taxes, de plus en plus lourdes qui frappaient les marchandises entrant dans Paris firent naître et se multiplier des cabarets et des guinguettes où les Parisiens pouvaient venir boire à loisir en y payant le vin beaucoup moins cher qu’à Paris (sans les taxes de l’octroi). Ainsi, les vignobles situés à une trentaine de kilomètres de la ville périclitèrent faute de débouchés et ceux qui était situés à proximité immédiate, comme à Montmartre, purent continuer à prospérer.

Un mur barrière pour empêcher la fraude

Bien entendu, la contrebande était intense. Beaucoup de marchandises et de grandes quantités de vin entraient en fraude dans Paris. Cela ne faisait pas l’affaire des Fermiers généraux chargés de collecter l’impôt qui eurent l’idée dans les années 1770 d’entourer Paris d’un mur infranchissable pour empêcher la fraude. Commencé en 1784 et achevé en 1787, ce mur provoqua un énorme mécontentement auprès des cabaretiers du bas Montmartre. Ils multiplièrent les pétitions, suppliques et adresses au Parlement et au roi… En vain !

Un rapport du procureur du roi de juillet 1788 énumère les moyens de fraude inventés par les cabaretiers et les viticulteurs. Un certain Monier, propriétaire de deux cabarets, avait fait établir dans un jardin situé en dehors du mur un échafaudage d’où, à l’aide d’une catapulte, il envoyait de l’autre côté du mur, dans un terrain marécageux, d’énormes ballons de cuir pleins de vin. Chaque nuit, 30 ballons passaient le mur près de l’actuelle place de Clichy !

En 1789, dans la nuit du 11 au 12 juillet, Monier, avec d’autres commerçants mécontents et des dizaines de Parisiens et de Montmartrois, a lancé une attaque contre le mur, notamment auprès des barrières (c’est-à-dire les portes où l’on perçoit les taxes) qui sont incendiées : la barrière Blanche, la barrière Montmartre et la barrière Clichy. Après quoi il fit entrer dans Paris des charrettes de fûts de vin. Ses actions eurent alors un énorme retentissement populaire !

Hélas, après la Révolution et la disparition des abbayes, la culture du raisin a peu à peu disparu face à l’urbanisation et à l’exploitation du gypse que Gérard de Nerval déplorait en 1850, écrivant : « Le cru ancien de Montmartre perd chaque année quelques rangées de ceps qui tombent dans les carrières…  ».

Développement des bals et guinguettes

Paradoxalement, le début du XIXe siècle verra la consommation de vin grimper en flèche et en raison de la présence des barrières d’octroi qui rendait le vin plus cher à Paris que dans ses faubourgs, les bals et guinguettes se développent sur la Butte, tel l’Elysée Montmartre ouvert dès 1807 ou le Bal Debray qui deviendra plus tard le bal du Moulin de la Galette, immortalisé par Renoir.

Après la création du 18e arrondissement sous Napoléon III, l’ouverture de nouvelles rues, la construction d’immeubles et les ravages du phylloxera achèveront de faire disparaître Vitis vinifera de la colline. Heureusement, des artistes vont la ressusciter dans l’entre-deux-guerres, sur une des dernières parcelles en friche, menacée d’urbanisation, judicieusement située face au cabaret du Lapin agile. Constatant que même la maison proche où avait séjourné Hector Berlioz avait été remplacée en 1927 par un immeuble, ces artistes (Poulbot, Willette, Forain, Neumont et Bridge, fondateurs de la République de Montmartre en 1921) décidèrent de transformer cette parcelle en square de la Liberté. Grâce à l’aide de figures du quartier comme Pierre Labric, maire de la Commune libre et Victor Perrot, président de la Société d’histoire et d’archéologie, le square fut inauguré en 1929. Puis l’idée germa de replanter une vigne à cet endroit, concrétisée en 1933 par la plantation de plants de Thomery et de Morgon. Dès 1934, la Fête des vendanges y fut organisée en présence de prestigieux marraine et parrain : Mistinguett et Fernandel !

À vrai dire, les ceps ne portaient pas encore de grappe. Il faut quatre ans pour qu’un plan porte des fruits mais on a un peu triché et on a fait venir d’ailleurs 30 tonnes de raisin distribuées aux notables et à la population. On en envoie même quelques grains au président de la République, Albert Lebrun !

Au cours du temps, les pieds d’origine ont été progressivement remplacés pour produire du bon vin, grâce à une trentaine de cépages, majoritairement Gamay et Pinot noir. Chaque année, la récolte est vendue aux enchères au profit des œuvres sociales de l’arrondissement et, en 2022, 1 400 bouteilles de rosé à 30 € et 1 100 bouteilles de rouge à 35 € sont disponibles. De son côté, la Fête des vendanges continue et, cette année, c’est la 89e édition. Depuis 2008, la fête n’est plus circonscrite à la Butte mais se déroule dans tout l’arrondissement, sur un thème donné. Après avoir célébré l’amour, la liberté ou les poètes, cette année l’égalité sera à la fête du 5 au 9 octobre.

Photo : Jean-Claude N’Diaye

Dans le même numéro (octobre 2022)

  • Le dossier du mois

    Jardin d’Éole, à la rencontre du monde

    Orlane Paget, Sandra Mignot
    Les Jardins d’Eole, dès leur ouverture, ont attiré de multiples activités de loisir. Si de nombreuses animations y sont organisées par la Mairie et les associations, différentes communautés ont su s’approprier les lieux et les équipements mis à disposition. Une mixité à l’image du nord-est parisien.
  • La vie du 18e

    Territoire zéro chômeur, ça démarre !

    Noël Bouttier
    Inspiré d’une initiative d’ATD Quart monde – affecter l’ensemble des coûts du chômage au financement de l’emploi –, le dossier La Chapelle Nord a été accepté. Reste à lancer Activ’18, le nom donné à l’entreprise à but d’emploi. Des chômeurs sont partants.
  • La vie du 18e

    Cantines : bientôt des repas qui donnent envie

    Florianne Finet
    D’ici 2024, date de la fin du contrat avec le prestataire Sogeres, les repas proposés aux écoliers du 18e seront fabriqués dans l’arrondissement et servis le même jour.
  • Saint-Ouen - Clignancourt

    DÉ-LIVREZ LA RUE JEAN DOLLFUS ! [Article complet]

    Sandra Mignot
    Des riverains se mobilisent face à un projet immobilier incluant l’installation d’une plateforme logistique dans leur rue.
  • Grandes Carrières

    Bureaux de Poste : on ferme !

    Dominique Andreani
    Grosse surprise au retour des vacances pour les habitants des Grandes Carrières : le bureau de poste Vauvenargues va fermer. L’information a fuité et s’est vite répandue, grâce à une pétition citoyenne.
  • Grandes Carrières

    Colère chez Monoprix

    Sandra Mignot
    Les salariés sur le point de craquer.
  • Les Gens

    Un baroudeur posé à Montmartre

    Erwan Jourand
    Depuis quarante ans, amoureux de Montmartre et habitant de Pigalle, Guy Sitbon a été de toutes les aventures de presse. D'abord correcteur, il sera correspondant, directeur commercial et surtout reporter, sans oublier un détour par la presse érotique.

n° 330

octobre 2024