Depuis quarante ans, amoureux de Montmartre et habitant de Pigalle, Guy Sitbon a été de toutes les aventures de presse. D’abord correcteur, il sera correspondant, directeur commercial et surtout reporter, sans oublier un détour par la presse érotique.
Silhouette mince, regard perçant, à 88 printemps qu’il porte allègrement, Guy Sitbon fréquente quasi quotidiennement les hauts lieux montmartrois que sont les brasseries Le Nazir ou La Mascotte. Mais il est né loin de là, à Monastir, en Tunisie, la ville natale de Bourguiba, dans une famille juive de la classe moyenne. Fils d’un savonnier, celui qui se définit comme un judéo-arabe et parle couramment la langue du Prophète, a appris le français à l’école coloniale alors qu’on parlait l’arabe à la maison.
Débuts en Tunisie
Proche très jeune du Parti communiste tunisien, il est exclu de plusieurs collèges pour son militantisme en faveur du nationalisme local. A Tunis, où il poursuit ses études en droit et sciences politiques, il découvre « la France, la francité et la façon de vivre à la française ». Journaliste précoce, il rédige des chroniques sportives dès l’âge de 12 ans. A 16 ans, il est correcteur pour La Presse de Tunisie, le grand journal francophone de la famille Smadja, des libéraux opposés à la presse des colons, qui reprendront plus tard Combat, le journal d’Albert Camus.
Il entre à France Observateur, l’organe de la gauche non communiste. En 1958 il est engagé par Le Monde pour suivre, depuis Tunis, la guerre d’Algérie et la révolution tunisienne, parfois appelée « Révolution du jasmin » ». Avec Jean Daniel, de France Observateur puis du Nouvel Observateur, Michel Leleu de l’AFP et Tom Brady du New York Times, ils forment le Maghreb Circus, qui ira ensuite s’installer à Alger. Parmi ses bons copains figure aussi Abdelaziz Bouteflika, futur président algérien. « On faisait la fête à Sidi Bou Saïd (banlieue de Tunis) et Jean Daniel était notre caïd (chef) » dit-il. En 1962, la guerre terminée, il travaille un an en Algérie pour Le Monde et le New York Times.
Grand reporter
Il débarque à Paris dans les années 1960 et rejoint L’Express. En 1968, Le Magazine littéraire qu’il a créé en 1966 et revendra en 1970, est imprimé et distribué alors que les industries sont en grève. « Je connaissais les imprimeurs », confie-t-il. Mais sa grande histoire d’amour sera Le Nouvel Observateur. Une histoire parfois orageuse, avec des brouilles passagères à propos du nationalisme arabe ou de l’Etat d’Israël. « J’étais chez moi, Jean Daniel – le patron – était mon meilleur ami », dit-il.
Au Danemark, il partage durant un an la vie d’une communauté et en rapporte un grand reportage sur l’amour libre. Il couvre ensuite de nombreux conflits au Proche-Orient, notamment la guerre des Six Jours (1967), au Maghreb et dans la Libye de Kadhafi. Puis Guy Sitbon partage l’expérience de l’université de Vincennes, créée en 1968 et ouverte aux non-bacheliers. Dans un article resté célèbre, il raconte comment des hommes et des femmes s’exposent nus devant leur auditoire et dissertent sur le mode d’emploi des rapports sexuels. Dans la France encore puritaine, ce papier déchaîne les passions. L’écrivain catholique Francois Mauriac ainsi que des représentants du Parti communiste, peu favorables à la révolution sexuelle post-68, prennent position.
La presse érotique, pourquoi pas ?
Deux ans correspondant à New York, Guy Sitbon en revient avec l’idée, inspirée de la revue américaine de sexologie Forum, de lancer Lettres Magazine puis Lettres de femmes, des titres où les lecteurs donnent libre cours à leurs fantasmes sexuels. C’est un succès, qui le conduira à poursuivre l’aventure dans les messageries roses. « C’était un monopole des PTT. On partageait à 50/50. Xavier Niel, qui a débuté sa fortune dans ce secteur, était minuscule par rapport à moi. J’ai vendu l’affaire en 1989. J’estime que l’argent ne sert qu’à ne pas avoir à y penser. »
Il rentre à Paris et s’installe à Pigalle. « Ma femme avait trouvé un appartement. J’étais inquiet pour la sécurité de notre fille de seize ans. Au Café Pigalle j’ai demandé au garçon si le quartier était sûr. Il m’a répondu que la sécurité était totale, à part les balles perdues. Mais notre appartement donne sur les hauteurs de Montmartre, que je connaissais très mal. La vue était telle que j’ai oublié les balles perdues et commencé à explorer les rues des Abbesses et les alentours. Je n’ai jamais eu l’idée de m’installer ailleurs », dit-il.
Il sera encore cinq ans correspondant à Moscou. Outre la chute de l’Empire soviétique, il suit de là-bas les gros dossiers internationaux tel que la chute de Saddam Hussein. Puis il réalise son dernier reportage, à 80 ans, au Donbass où s’affrontent déjà séparistes prorusses et Ukrainiens.
Confiné aux Abbesses
De sa redoute montmartroise, il suit les aventures de son fils, propriétaire d’une dizaine de boutiques de CBD et de son petit-fils, directeur des programmes de France Télevisions. Claude Azoulay, photographe vedette de Paris Match, longtemps confident de Francois Mitterrand et vieux Montmartrois, dit de Guy Sitbon : « Nous nous croisions de temps en temps durant la guerre d’Algérie et en Tunisie lorsqu’il travaillait pour L’Express ou L’Obs. » C’est surtout le premier confinement lié à l’épidémie de Covid-19 qui les rapproche. « Lorsque les cafés étaient fermés, le seul endroit pour boire un jus était le kiosque à journaux de la place des Abbesses. On se posait sur le rebord du manège, en guettant le soleil qui dardait derrière le clocher de l’église et on se racontait nos aventures d’anciens combattants de la presse. » Et l’ami de toujours, lui aussi originaire de Tunisie, ajoute : « C’est un garçon réservé et il porte des chaussettes bicolores. Pourquoi ? Je ne sais pas. »
Photo : Thierry Nectoux