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novembre 2022 / Culture

Suzanne Valadon femme libre et artiste indépendante

par Danielle Fournier

Suzanne Valadon, peintre et modèle, a révolutionné le genre du nu. Elle est la première femme artiste à peindre des nus masculins sur des toiles de grandes dimensions.
Elle a vécu presque toute sa vie à Montmartre avec son fils, Maurice Utrillo, notamment au 12, rue Cortot qui abrite aujourd’hui le musée de Montmartre.

Marie-Clémentine Valadon est née en septembre 1865 d’une mère lingère et de père inconnu dans le Limousin. En cette fin du XIXe siècle, un avenir obscur semblait l’attendre. Pourtant, sous le nom de Suzanne Valadon, elle est devenue une très grande artiste et a réussi à vivre de son art. Tout d’abord modèle pour des peintres célèbres, elle s’est libérée des conventions et des codes sociaux et artistiques en tant que femme et artiste. Libre, indépendante, parfois provocante, elle n’est rattachée à aucune école et a créé son style.

Peu de temps après sa naissance, sa mère s’installe à Montmartre et elles déménageront souvent, mais en restant toujours fidèles à la Butte. La petite Marie ne tient pas en place, elle court les rues et en 1875 elle est renvoyée pour « mauvaise conduite » de l’école religieuse de la rue Caulaincourt où elle a été inscrite pendant quatre ans. À 11 ans on la retrouve dans un atelier de confection, chez une fleuriste puis sur les marchés. À 15 ans elle commence une activité d’acrobate qu’une mauvaise chute la contraint à abandonner. Elle devient alors, pour gagner sa vie, modèle pour les peintres.

Elle pose nue parce qu’on gagne trois fois plus d’argent

En 1880 les murs du Sacré-Cœur commencent à s’élever, mais en bas, sur la place Pigalle, l’ambiance est tout autre. Chaque jour, des dizaines de jeunes femmes attendent d’être engagées par des peintres pour quelques sous : c’est la « foire aux modèles ». Marie-Clémentine est très belle et affiche un caractère indépendant. Elle aime la vie, ne craint pas l’amour ni l’alcool, elle rit beaucoup. Elle n’a pas de mal à se faire embaucher. Elle pose entre autres, pour Henner, un des peintres du moment, puis devient le modèle préféré et la maîtresse de Puvis de Chavanne, célèbre pour les grandes peintures murales allégoriques dont il a orné nombre de musées mais aussi le Panthéon. Suzanne Valadon racontera qu’elle a posé pour tous les personnages féminins, et même masculins, qui peuplent Le bois sacré d’où est tirée une des fresques de la Sorbonne. Elle pose nue parce qu’on gagne trois fois plus d’argent. Elle pose aussi pour Renoir qui, à 45 ans, commence à connaître la notoriété. On la retrouve dans La danse à Bougival et La danse à la ville qui date de 1883. Elle pose aussi pour des débutants, notamment Toulouse-Lautrec qui lui a probablement été présenté en 1886 par le peintre vénitien Zandomenegh qui habite, comme elle et sa mère, rue Tourlaque. Au mur de l’atelier de Lautrec, Marie Valadon découvre une grande toile satirique, un pastiche du Bois sacré de Puvis de Chavannes que Lautrec a réalisé avec des amis : il a placé à côté des figures mythologiques une procession de personnages modernes, un bourgeois à barbe longue, un sergent de ville.

Entre-temps Marie-Clémentine Valadon a eu un fils, Maurice, en 1883, alors qu’elle habitait rue du Poteau. Elle l’aimera beaucoup et le soutiendra toute sa vie. Bonne éducatrice, peut-être pas, mais Suzanne avait un sens très fort de la famille et elle ne quittera jamais sa mère qui vivra chez elle jusqu’à sa mort et ne se séparera de son fils qu’en 1934. Entre Henri de Toulouse-Lautrec descendant des comtes de Toulouse et Marie-Clémentine Valadon l’histoire d’amour durera près de deux ans, jusqu’en avril 1888. Vincent Van Gogh qui a suivi les cours de peinture de l’atelier Corman en même temps que Lautrec écrit à son frère Théo : « Est-ce que Lautrec a terminé son tableau avec la femme accoudée à une table de café ? » Il s’agit de Poudre de riz, une œuvre pour laquelle Suzanne a posé. C’est d’ailleurs Lautrec qui l’a rebaptisée Suzanne, allusion sans doute à l’épisode biblique de Suzanne et les vieillards qui a inspiré nombre d’artistes.

Degas, une amitié déterminante pour sa carrière

Depuis l’âge de 13 ans Marie a une passion secrète : elle dessine. Certes, elle n’a jamais étudié mais en posant elle regarde attentivement les peintres et elle leur montre ses dessins. Renoir n’y prête pas grande attention mais Lautrec s’écrie : « Il faut que Degas voie ça ! » En 1888 ou 89 Lautrec présente donc Suzanne Valadon à Degas qui était non seulement peintre, sculpteur mais aussi collectionneur infatigable, hantant les salons de peinture et les salles des ventes : « Il m’accabla d’éloges », racontera Suzanne. « De ce jour-là je fus de la maison. Il accrocha dans la salle à manger un de mes dessins à la sanguine. » Une amitié durable naîtra entre eux. Degas a aidé Suzanne qu’il appelait « la terrible Maria » en achetant ses œuvres. Il lui a enseigné la gravure dans son propre appartement, lui a écrit de nombreuses lettres. Ainsi en juillet 1894, on peut lire sur une carte adressée à Madame Maria Valadon, 11 rue Girardon : « Vous avez dû retirer vos dessins du Champ de Mars, illustre Valadon. Venez donc demain m’apporter le mien. » Et en janvier 1896 : « J’ai été au lit et je vous réponds tard, terrible Maria. Ça vous arrivera-t-il ce petit merci pour vos bons souhaits ? Etes-vous toujours rue Cortot ? Venez me voir avec vos dessins j’aime à voir ces gros traits si souples. »

C’est le moment, dans les années 1890, où Suzanne Valadon cesse d’être modèle pour devenir peintre. Son style est déjà affirmé, un style très énergique avec une palette aux couleurs franches. Au début elle réalise uniquement des dessins : des scènes familières où figurent souvent sa mère et son fils ou bien des nus mais dans des poses très quotidiennes, simples et réalistes, à l’opposé des conventions de la peinture bourgeoise. Personnages et décors sont cernés d’un trait vigoureux, sans mièvrerie, sans souci de « faire joli ».

En 1894 elle expose pour la première fois au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts cinq dessins. Le Musée de Montmartre possède un autoportrait de 1894. Ensuite elle se met à la peinture à l’huile, essentiellement des portraits : une jeune fille faisant du crochet en 1892 ainsi qu’un portrait d’Erik Satie, son voisin !

Féministe avant l’heure et avant-gardiste

Elle a une liaison avec le jeune musicien : pour elle c’est une aventure parmi d’autres, pour lui c’est un bouleversement. Il lui dédie des partitions et lui écrit : « Cher petit Biqui impossible de rester sans penser à tout ton être. Tu es en moi tout entière, partout je ne vois que tes yeux exquis, tes mains douces et tes petits pieds d’enfant ». Il est dévoré de passion, elle lui explique qu’il doit être raisonnable qu’elle ne peut pas lui consacrer tout son temps ni toutes ses pensées et elle rompt. Il la poursuit et va jusqu’à suspendre à sa fenêtre des affiches stigmatisant son comportement. Elle le menace et lui va demander protection au commissariat de police ! Jusqu’à sa mort Satie conservera une photo de Suzanne avec son fils et un chien. Il avait écrit au dos, toujours en lettres gothiques : « Portrait de mon amie, la tendre Suzanne Valadon ».

En 1896 Suzanne sort de la misère : elle épouse un de ses riches admirateurs, Paul Moussis et elle s’installent quelque temps à Montmagny … Mais la jeune femme n’est pas faite pour le confort bourgeois et elle revient sur la Butte. Elle fréquente des personnalités hors norme et réalise beaucoup de portraits de femmes, d’hommes, pas pour faire plaisir mais pour « saisir l’âme du modèle ».

Son fils Maurice a pris très jeune l’habitude de boire un peu en cachette. A 12 ans il est alcoolique et le médecin diagnostique un début de schizophrénie. Il quitte l’école, elle lui enseigne la peinture, il sera un très grand paysagiste dont on peut voir deux grandes toiles à l’entrée des salons de la mairie du 18e. En 1909 Maurice Utrillo présente à sa mère un de ses amis, André Utter, employé à la station électrique de l’avenue Trudaine et peintre amateur. Elle s’éprend de lui et demande le divorce avec Moussis. En 1910 elle s’installe rue Cortot : la nature, les arbres, le ciel, le jardin, tout l’enchante et elle pose son chevalet dehors. Elle peint le jardin et se représente au cœur de la nature, dans cette maison-atelier devenue musée. Elle se représente au centre du tableau avec ses proches, on est loin du nu codifié et elle a rompu avec ce genre. Elle propose une autre vision de la femme. Serait-elle féministe avant la lettre ?

Le « trio inferna » » Utter, Utrillo et Valadon emménage impasse de Guelma, puis en 1911 au 12 rue Cortot, aujourd’hui le musée de Montmartre, où Suzanne a déjà eu son atelier autrefois. Quand ils ont bu, ils se querellent, mais ils peignent aussi beaucoup. Suzanne et Utter se marient en 1914 juste avant qu’il ne parte pour la guerre où il sera blessé en 1917 et réformé. Suzanne commence à être célèbre. Utrillo, découvert par le marchand Bernheim, voit la côte de ses tableaux grimper, Utter, lui, n’a pas un très grand talent. Elle inverse les rôles : désormais c’est lui qui pose pour elle. Pour la première fois, une femme représente un homme nu dans une œuvre monumentale. Dans le tableau Adam et Eve elle se représente en Eve et Utter en Adam. La toile jugée provocante, Suzanne Valadon a dû rajouter une feuille de vigne sur le sexe de l’homme.

Malgré son talent, elle vend peu

En 1923 ils achètent un château au bord de la Saône, elle est reconnue par les critiques. Grâce à Berthe Weil, marchande d’art injustement méconnue et tombée dans l’oubli, qui la soutient depuis longtemps, elle réalise trois expositions personnelles et participe aux expositions de groupe organisées par la Société des femmes artistes modernes créée en 1931, mais elle vend peu. Sa palette est très intense faite de couleurs vives et denses. Autodidacte et moderne elle a tracé son chemin avec différentes facettes et elle n’est rattachée à aucune école.

En 1926, Suzanne et Maurice emménagent avenue Junot. Utter reste rue Cortot mais ils continuent de se voir et d’exposer ensemble. Suzanne se lie avec un jeune peintre originaire de Crimée, le prince Ghirei, qu’elle présente comme son fils spirituel, qui vit chez elle et cherche à lui faire partager ses sentiments religieux. Mais la santé de Suzanne décline, elle souffre de diabète et d’urémie, elle ne peint presque plus que des natures mortes, surtout des fleurs. Elle ne sort plus beaucoup et finit sa vie assez tristement. Elle a écrit : « J’ai dessiné follement pour que quand je n’aurai plus d’yeux j’en aie au bout des doigts. » Elle meurt en 1938 et elle repose au cimetière de Saint-Ouen à côté de son époux et de sa mère.

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