L’hôpital Lariboisière abrite, dans ses extensions des années 1970, une salle de consommation à moindre risque (SCMR) pour les usagers de drogues par injection, tenue par l’association Gaïa. Il existe deux SCMR en France, celle-ci et une à Strasbourg. Le lieu est financé par l’Agence régionale de santé (ARS) pour environ 1,8 million d’euros annuels.
A l’entrée, le cadre évoque plus un local associatif propre et neuf qu’un lieu de soins. Le revêtement imitation parquet au sol, les murs blancs, la salle de repos d’une vingtaine de mètres carrés qui offre sièges et tables ainsi que des livres et des revues en rayonnage sur un mur, des présentoirs avec des fiches techniques sur toutes les drogues disponibles sur le marché (17 tout de même, alcool compris) et des affiches de prévention ou de promotion de la santé.
Depuis septembre 2021, le centre ouvre ses portes deux fois par mois en soirée aux visiteurs, pour démystifier et montrer le changement que la présence du centre induit, pour les habitants comme pour les usagers. Ce soir, une vingtaine de personnes sont présentes, scindées en deux groupes.
« Ce centre est né dans le sillage de la politique de réduction des risques qui remonte aux années 1980, portée pour beaucoup par Médecins du monde, dont Gaïa est une émanation née après la loi de 2005 créant les CAARUD (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogue). Nous administrons la SCMR depuis son ouverture en 2016 », introduit Camille Giband, coordinatrice du centre en compagnie de Davide Melique, assistant social, qui seront nos guides. « Le quartier avait déjà un historique d’expérimentation, puisque le premier automate distributeur de kits et récupérateur de seringues a été implanté en 1995 aux abords de l’hôpital, boulevard de La Chapelle. »
Misère et détresse des usagers
« Les deux tiers des usagers qui viennent consommer ici sont sans domicile et parmi eux beaucoup vivent avec des pathologies psychiatriques qui nécessiteraient des prises en charge si les urgences psy n’étaient pas débordées. Et sans logement, tout est très compliqué tant pour le soin que pour l’administratif. On croise des gens dans le dénuement total. Ils vivent et subissent – particulièrement les femmes –, beaucoup de violence physique et mentale, entraînant une dégradation profonde de leur être. » Faute de logement, prélude indispensable à un nouveau départ, les moyens du centre sont dérisoires pour accompagner les usagers vers une amélioration de leurs conditions de vie qui se veut surtout un maillon dans une chaîne. Néanmoins, une équipe professionnelle et dévouée anime le centre. Une quarantaine de salariés gèrent l’accueil mais aussi les maraudes, le ramassage des seringues, la médiation, la réponse téléphonique et l’antenne mobile qui se déplace sur les scènes ouvertes. Educateurs spécialisés, infirmières, assistants sociaux et un médecin psychiatre présent trois fois par semaine, sans compter le soutien de nombreux bénévoles, certains riverains de la gare du Nord, d’autres anciens usagers ou parfois mieux socialisés. « L’important pour eux, c’est de trouver ici un regard humain inconditionnel. Nous ne les traitons pas comme des marginaux, c’est important car venir ici peut déjà représenter un gros pas à franchir », détaille Davide Melique. « Je suis ici depuis le début et de belles histoires se sont créées avec certains d’entre eux qui me reconnaissent et me saluent dans le métro lorsque je les croise en train de faire la manche. »
Une réussite de santé publique
Depuis 2016, 350 000 injections ont été pratiquées ici, dans le respect des personnes et dans des conditions d’hygiène décentes. « Ce sont par ailleurs autant de seringues qui ne sont pas jetées dans les rues », insiste Camille Giband, manière de souligner que le travail joue aussi sur la qualité de vie du quartier. Consommation encadrée et tranquillité retrouvée, telles sont les deux jambes de l’expérience.
Son périmètre comprend aussi les abords de l’hôpital. Il est donc entendu que, dans ces limites, les usagers, très souvent en possession de leur consommation personnelle, ne seront pas contrôlés par la police. Et que celle-ci continue néanmoins de patrouiller, en gardienne de la paix. « La police joue le jeu, voire oriente certains usagers vers nous. »
Quelque 160 passages sont enregistrés chaque jour. Les usagers sont accueillis la première fois par un entretien au cours duquel on enregistre leur nom ou pseudo ainsi qu’une date de naissance, sans vérification. « On ne leur demande rien, juste de nous dire quelles solutions intraveineuses ils utilisent, si la personne est majeure et si ce n’est pas une primo injection. » Après ils passent par l’accueil et accèdent à la salle.
Ici, les produits d’injection sont apportés par l’usager. « Le Skénan ou sulfate de morphine représente 70 à 80 % des consommations, explique Camille Giband. C’est rassurant car pour une dose achetée 5 € dans la rue, on dispose d’un produit très propre et qui évite les overdoses. » La méthadone et la buprénorphine (Subutex), d’autres substituts à l’héroïne, se partagent le reste de la consommation. L’héroïne est quasiment absente.
Un lieu de bienveillance
Règle d’or pour les usagers : « Le centre et son périmètre ne peuvent pas être un lieu de deal, ni de règlements de compte, c’est un lieu de paix ou chacun laisse ses inimitiés au vestiaire », rappelle Camille Giband. Les utilisateurs signent d’ailleurs un contrat de vie en collectivité. « Et dans les faits, ici ou dehors, l’ambiance est paisible, on a moins de 3 % d’incidents remarquables. » Une réussite dont témoigne aussi l’inactivité de la ligne téléphonique pour les riverains. « C’est une ligne conçue pour signaler par exemple la présence d’un usager sous un porche. Si besoin nous nous déplaçons et invitons la personne à venir au centre. Mais dans les faits, la ligne ne sonne quasiment jamais. »
A 22 heures, l’échange de questions-réponses continue avec un public très concerné par le devenir des usagers. Une question : « Savez-vous combien s’en sortent ? » et une réponse qui ouvre sur l’immense complexité de la question des toxicomanies. « D’abord, les personnes qui ont tourné la page ne reviennent pas ici et puis, qu’est-ce que s’en sortir ? Si on parle d’un emploi, d’un domicile et d’une sociabilité proche de ce que nous vivons, c’est très difficile, de nombreuses marches à gravir pour ces personnes tombées tout en bas. Si un usager commence à se préoccuper de sa santé, à prendre le contrôle sur sa consommation et à suivre son dossier administratif, c’est déjà beaucoup. »
Tout le monde quitte le lieu en remerciant les personnels pour leur travail et leur humanité. « Et pour le crack ? » lance un dernier visiteur. Quatre postes d’inhalation sont installés dans le lieu. « Nous avons une capacité d’accueil au centre pour les inhalations mais la demande est très forte et il nous serait impossible d’y répondre seuls, c’est pourquoi nous appelons à l’ouverture d’autres centres pour l’injection comme pour l’inhalation. » Gaïa estime en effet que six salles de petite taille pourraient ouvrir en Ile-de-France. •