A 25 ans, Lyes Louffok a construit sur sa jeunesse malmenée un engagement politique intense en faveur des enfants placés.
Quand on a proposé de le photographier, il a prévenu : « Pas chez moi. Longtemps j’ai vécu chez les autres. Et même chez des familles bienveillantes, je sentais que je n’étais pas chez moi. » Adolescent, il n’avait même pas la clef pour rentrer seul. « Alors maintenant mon appart c’est réservé aux proches. » De 5 à 14 ans, Lyes Louffok a en effet vécu L’Enfer des foyers, comme il a choisi d’intituler son livre, rédigé alors qu’il avait tout juste 16 ans, et qui a fait de lui le porte-drapeau d’une cause : celle des enfants placés.
Dans son ouvrage, chacun en prend pour son grade : l’aide sociale à l’enfance (ASE), qui empêche sa première famille d’accueil de l’adopter, des éducs maladroits, brutaux voire méchants, les familles inadaptées dans lesquelles il est placé, ses compagnons d’infortune… Mais aussi lui-même, « modelé par les petites injustices et les violences quotidiennes du foyer », devenant violent, agressif, voleur… « Plus j’ai enduré, les coups, les baffes, les privations, les caresses ignobles, les humiliations, plus je suis devenu un insoumis », écrit-il dans son livre-témoignage.
Quelques années après, le jeune-homme de 25 ans porte la barbe ‒ qui vient atténuer le côté juvénile de son visage ‒ rasée très court et finement dessinée. On le rencontre à proximité de Château Rouge, où il vit depuis quatre ans. « J’ai emménagé ici en urgence. Je ne pensais pas rester. J’étais dans le 11e auparavant, qui correspondait bien à mon côté bobo. Puis j’ai découvert la vie de quartier, la solidarité qui règne ici, l’animation. Il y a toujours une présence, je ne me sens jamais stressé si je rentre tard le soir. Alors je suis resté. »
Objectif : travail social
En tee-shirt et veste élégante, il revient sur l’ouvrage qui l’a fait connaître du public : « Quand je l’ai écrit, j’étais dans l’urgence de laisser une trace, se remémore-t-il. Je venais d’arriver chez ma dernière mère d’accueil, qui a entendu mon témoignage et m’a tout de suite compris. » Sa publication, en 2014, a d’autant plus d’impact que Lyes, depuis, est devenu travailleur social (il n’exerce pas en protection de l’enfance mais dans un centre d’hébergement pour mères en difficulté). Après un apprentissage en cuisine ‒ « parce que c’était le CFA d’à côté » ‒ et un CAP de vente ‒ histoire de rapidement gagner de l’argent ‒, il s’oriente vers les métiers de l’animation, avant d’intégrer une formation en alternance pour obtenir le diplôme d’éducateur spécialisé, son objectif professionnel depuis toujours.
« Le livre a permis à ceux qui travaillent dans ce secteur de se questionner sur le rôle qu’ils jouent dans le système », raconte-t-il. Il les a aussi beaucoup heurtés. « Mais c’est sa qualité, note Léo Mathey, président de l’association Repairs, un réseau d’entraide entre pairs qui s’adresse aux sortants de l’ASE. Lyes emmerde les gens. C’est quelqu’un de libre et qui n’en a rien à faire de ce qu’on peut dire de lui. Il n’est pas bridé dans ce qu’il défend. » Jusqu’à présent, s’il ne mène pas son combat seul, Lyes n’a pas souhaité s’engager dans une association, même s’il est très proche de Repairs. « Il veut faire avancer les choses, mais il est plus à l’aise dans la position du lanceur d’alerte », poursuit Léo Mathey.
Une capacité à mobiliser
Lyes milite et porte la cause ardemment, grâce au réseau qu’il s’est constitué depuis le livre (qui sera porté à l’écran l’année prochaine), la diffusion d’un documentaire dans lequel il a témoigné ou au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), dont il est membre. « Il y a deux ans, nous avons réussi à mobiliser sur la situation difficile des jeunes majeurs sortants de l’ASE, même si le projet de loi qui en est ressorti a été vidé de sa substance », souligne-t-il. L’association Repairs l’alerte également sur certains « dossiers ». Le jeune éducateur parvient à mobiliser la presse, comme début mars dernier sur la situation d’adolescents maltraités dans des centres d’éducation renforcés du Bas-Rhin. Il est très présent sur les réseaux sociaux. « J’utilise beaucoup le name and shame : lorsqu’une situation m’interpelle, j’enquête, et si j’ai suffisamment d’éléments, je n’hésite pas à balancer. »
Certains trouvent qu’il s’expose un peu trop, au risque de recevoir des coups. « Les milieux de la protection de l’enfance et de la politique sont très violents, s’inquiète Michelle Créoff, ancienne vice-présidente du CNPE et juriste spécialisée en protection de l’enfance. Mais s’il parvient à résister il pourra faire de grandes choses. »
L’enfance n’est pas protégée
Tout entier tendu vers son objectif, sensibiliser le grand public et les politiques à la protection de l’enfance, l’ancien ado placé reçoit quotidiennement une multitude de témoignages de ceux qui ont vécu les mêmes drames que lui (et parfois pire). « J’ai sous la main une matière intéressante pour dire que le problème existe et que l’enfance en France n’est pas protégée. » Il montre son téléphone portable sur lequel 679 textos sont en attente d’être lus, reçus entre le début du confinement et début juin. « Les gens se transmettent mes coordonnées et me contactent sur les réseaux sociaux. »
Il est difficile de faire dévier la conversation et de l’amener à parler d’autre chose. « Il se lève, il mange et se couche avec la protection de l’enfance en tête », rapporte son ami réalisateur et journaliste Sylvain Louvet. Même en soirée, le sujet revient dans ses conversations. « C’est normal, c’est son moteur. » Et quand on interroge Lyes sur son avenir et l’éventualité de faire autre chose, il acquiesce…… avant d’expliquer qu’il rêve de créer un syndicat des enfants. « Et bien sûr je serai père, c’est évident que je saurais m’occuper d’un enfant. J’ai une telle image de tout ce qu’il faut éviter. »
Entre amis, le jeune homme sait néanmoins se détendre. « Son petit pêché mignon, c’est le karaoké » assure Sylvain Louvet. « Et il a beaucoup d’humour, parfois très noir, ajoute Camille Thill, également éducatrice. Nous exerçons des métiers difficiles mais il trouve toujours le mot pour rire, malgré tout. »
« Boris Cyrulnik appelle cela résilience, résume Michèle Créoff. Dépasser ses drames pour en faire un combat. De sa trajectoire, Lyes a conçu un combat politique pour les enfants placés. » Et pas seulement, puisqu’il s’est également engagé aux côtés de Ni putes ni soumises, du collectif Nous Toutes, ou encore dans des actions auprès des migrants. « Tous les laissés-pour-compte l’intéressent », conclut Léo Mathey.
Photo : Thierry Nectoux