Il y a 150 ans commençait l’histoire d’un lieu emblématique dédié au cirque. Sous l’impulsion de la famille Medrano et surtout de Jérôme, clown fondateur et de son fils, une pléiade d’artistes de toutes disciplines ont attiré au cirque un public nombreux. Jusqu’au dernier tour de piste, pourtant en plein succès, sous les attaques d’un concurrent acharné...
A l’angle de la rue des Martyrs et du boulevard Marguerite de Rochechouart, une plaque sur un mur rappelle qu’« à cet endroit se trouvait de 1873 à 1897 le cirque Fernando, de 1897 à 1963 le cirque Medrano et de 1963 à 1973 le cirque de Montmartre ». C’est tout ! Tout ce qu’il reste de l’aventure d’un siècle de cirque, de centaines de spectacles animés par des myriades d’artistes et de grands noms qui ont résonné à cette adresse et fait vibrer des générations de spectateurs de tout âge.
Tout commence en 1873 quand le cirque Fernando, du nom de son fondateur, s’installe aux numéros 70 et 72 de la rue des Martyrs. C’est un cirque forain, en toile. Sur le même emplacement, Fernando fait construire en 1875 un bâtiment en dur de plus de 2 000 places, par l’architecte Gustave Gridaine.
Un art du spectacle récent
Le cirque moderne naît en Angleterre en 1768. Philip Astley, un ancien militaire britannique, a l’idée de créer une piste circulaire pour présenter ses numéros de voltige à cheval. Les années suivantes, il perfectionne son spectacle et sa salle, grâce à des sièges et un toit. Fort de ses succès, il décide de s’installer à Paris en 1774 avec l’intention de créer un nouveau bâtiment dédié à la voltige. En 1782, son « Amphithéâtre anglais » voit le jour faubourg du Temple. Sur la piste, tambours et fifres ponctuent les numéros des funambules, des jongleurs, des danseurs, des dresseurs, des pantomimes et des clowns. Le spectacle de cirque, tel que nous le connaissons, est né !
Dans son sillage, Antonio Franconi, un dresseur de canaris italien, lance en 1807 le Cirque olympique, un bâtiment qui s’inspire de la salle à l’italienne du théâtre. Dès lors, le cirque, un art du spectacle nouveau, connaît un succès grandissant et les salles se multiplient. A Paris, le Cirque d’hiver propose ses spectacles de novembre à avril, alors que sur les Champs-Elysées, le Cirque d’été est ouvert de mai à octobre.
Pour Fernando, dès l’ouverture de son lieu en 1875, c’est le succès : la peintre Suzanne Valadon y fut écuyère, jusqu’à un accident qui la conduisit à interrompre sa carrière. Les peintres impressionnistes fréquentaient aussi assidûment le lieu : Degas a présenté en 1879 lors de l’Exposition des impressionnistes Mademoiselle Lala au cirque Fernando et Renoir la même année à la Galerie de la vie moderne, Les Jongleuses au cirque Fernando. Quant à Seurat, on connaît Le Cirque peint en 1891.
L’âge d’or grâce à l’avant-garde montmartroise
En 1897, changement de propriétaire à la suite des difficultés financières de Fernand Beert dit Fernando : le clown Jérôme Medrano dit Boum-Boum rachète le cirque et lui donne son nom. A l’époque, le cirque n’appartenait pas encore au propriétaire du terrain. En 1905, trente ans après la construction du bâtiment, celui-ci revient au propriétaire du terrain d’après la loi et c’est ainsi que la famille Saint en devient propriétaire, transmission qui aura son importance dans la chute de Medrano.
« Mon père était espagnol, intelligent, un peu poète, très aventureux » dit de lui son fils, lui aussi prénommé Jérôme et qui lui succèdera. Un soir « il quitte son métier pour suivre un cirque et devenir clown. Médecin, il avait fait pleurer les enfants, clown il eut la joie de les faire rire ! C’est ainsi que Medrano devint le cirque des clowns ». Il se fait remarquer dès le premier soir par sa célèbre exclamation « Boum boum ! » adressée au chef d’orchestre. Vêtu d’un maillot décoré de fleurs et de papillons brodés, il fait l’unanimité et toute l’avant-garde artistique du début du XXe siècle, Braque, Picasso, Léger, Van Dongen, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, autrement dit tous les voisins du Bateau-Lavoir et de la Butte, viennent le voir.
Vers 1905, Fernande Olivier, la compagne de Picasso, raconte dans ses mémoires : « Ce fut une révélation, un déchaînement de rires, on ne quittait plus Medrano, on y allait trois et même quatre fois par semaine ». Picasso adorait les clowns qu’il retrouvait au bar « dans l’odeur d’écurie qui montait chaude et écoeurante (...) je n’ai jamais vu Picasso rire d’aussi bon cœur qu’à Medrano, il s’y amusait comme un enfant ». Le cirque permettra à de nombreux artistes de débuter, parmi lesquels Footit et Chocolat (1904).
Le spectacle était dans la salle mais aussi autour : à partir de 1910, une fête foraine s’installe sur le terre-plein central de la rue de Clignancourt à la place Clichy, entre la veille de Noël et le lendemain du jour de l’an. On y trouve des manèges, des stands de tir, des lutteurs, des monstres, des filles déshabillées, un palais des glaces, des cabanons de diseuses d’avenir, des roulottes de confiserie, des échoppes de frites et de gaufres, des Hercule leveurs de fonte, des jongleurs, des magiciens, des cracheurs de feu, des dresseurs de puces, d’innombrables artistes qui drainent une foule nombreuse et populaire. Les jours de relâche, la salle était louée pour des conférences ou des réunions : Victor Schoelcher et Maria Deraisme y ont pris la parole pour une série de conférences anticléricales, Clémenceau y a tenu une réunion électorale, des comités de grève tenaient là leurs assemblées.
Les Fratellini et des vedettes internationales
A la mort de Medrano, le 27 avril 1912, c’est sa veuve, Berthe-Mathilde qui prend sa succession et dirige jusqu’en 1928. De nouveaux artistes émergent : en pleine guerre, en 1915, un trio déchaîne l’enthousiasme du public, les Fratellini. En 1916, Jacques Copeau, fondateur d’une école de comédiens, recommande à ses élèves « »la fréquentation et l’observation du spectacle des Fratellini à Medrano". Cocteau, Satie, Léger, Chagall, Miró admirent le célèbre trio.
En 1918, le jeune Medrano était parti pour la Normandie. A sa majorité – il avait cinq ans quand son père est mort – et après avoir terminé son service militaire, il renonce à la marine et reprend en 1928 le cirque paternel, un cirque de clowns et de jongleurs où la cavalerie est aussi importante. Il fait repeindre l’intérieur, améliore l’éclairage et engage des vedettes internationales, comme l’écuyer portugais Roberto de Vasconcellos ou le jongleur Rastelli venu des Etats-Unis. Évidemment, les clowns sont toujours présents : Caïroli, Porto et Carletto, Grock – dont le numéro durait quarante-cinq minutes – et puis ensuite Rhum.
Créateur infatigable
Le fils Medrano diversifia aussi le spectacle avec par exemple une pantomime nautique, Le Cirque sous l’eau. La piste était recouverte d’une immense bâche caoutchoutée pour recevoir 250 000 litres d’eau. Il décrit dans son livre Medrano, une vie de cirque, l’inondation qui s’en est suivie jusqu’au dixième rang et les déboires consécutifs à sa volonté de toujours se renouveler ! Son originalité tient au rythme enlevé des spectacles, avec des numéros et attractions très variés qui s’enchaînent sans temps morts, comme au music hall.
En 1932, il crée le Club des amis de Medrano pour les jeunes à partir de 8 ans : ceux-ci venaient au cirque tous les jeudis et dimanches matins suivre des cours de culture physique, d’acrobatie et d’équitation donnés par des spécialistes. En quelque sorte, le prélude des écoles de cirque.
Infatigable, en plus de la salle historique du Medrano, l’héritier Medrano monte une construction en Normandie et un chapiteau qui tourne en France et il signe aussi des soirées de gala. Celle au profit du clown Antonet ou plutôt de sa veuve accueillera Maurice Chevalier, Mistinguett, Fernandel, Ladoumègue et la Môme Piaf qui faisait ses débuts en public.
Entre temps, les propriétaires du terrain, la famille Saint, vend le cirque Medrano. Cependant, Jérôme Medrano pouvait encore compter sur sept ans de bail… De grands artistes s’y produisirent encore. Bien que son bail ait expiré en juillet 1950, Jérôme Medrano s’engagea dans une bataille judiciaire pour rester maître des lieux. Il multiplia les attractions internationales, présentées à un rythme accéléré et de nombreux artistes de passage s’y produisirent tels Buster Keaton. Il inventa en 1960 la « Cavalcade de glace », un cirque totalement sur glace.
Bouglione contre Medrano : une fin annoncée
Hélas, au début des années 60, la famille Bouglione, son grand concurrent, qui avait racheté le bâtiment, obtient l’expulsion de la famille Medrano. Jérôme raconte avec beaucoup d’amertume comment, le 15 décembre 1962 dans la matinée, « des artistes qui venaient préparer leur matériel me signalèrent un rassemblement Bouglione dans le Café des artistes, en face du cirque. Quelques minutes plus tard le commissaire de police du quartier se présenta pour nous signifier notre expulsion immédiate. En même temps, surgissait la tribu Bouglione qui se répandit partout dans le cirque pour occuper les points stratégiques après avoir pris au passage les clés dans la loge du gardien. Pendant ce temps, la femme de Sampion Bouglione senior occupait le bureau de la direction et celui de la comptabilité, un autre fils la caisse de location, dans le hall d’entrée, un troisième le bureau du chef contrôleur où se trouvaient la billetterie et les livres de recettes et le quatrième gardait la porte de l’écurie qui donnait derrière le cirque sur la rue Viollet le Duc. Les comparses avaient pris possession du bar, de la cave et de la confiserie. Je n’aurais jamais cru qu’il puisse exister tant de haine, surtout entre gens de cirque. » L’endroit rebaptisé le cirque Montmartre programma un temps du théâtre ou de l’évènementiel et le cirque emblématique disparut, rasé, à l’aube des années 70, remplacé par un immeuble d’habitation qui s’appelle, ironie du sort, le Bouglione. Le Café des artistes est le seul vestige de cette épopée, au coin de la rue des Martyrs et du boulevard de Clichy (ainsi qu’un supermarché !) •