Pendant plus de trente ans, place Pigalle, s’est tenu tous les mardis un marché, officieux mais toléré, la Bourse aux musiciens. Sortis de nulle part, des intermédiaires douteux mais aux informations fiables venaient proposer aux artistes de jouer dans le milieu de la variété, émanation du music-hall.
La place Pigalle, à l’exacte couture des 18e et 9e arrondissements, a longtemps été fréquentée par des musiciens. Ce qui est aisément compréhensible vu le grand nombre d’établissements qui ont fleuri dans un périmètre restreint. On n’y compte plus les caf’conc en 1900 : beaucoup ont laissé leur nom à la légende (Le Chat noir, Le Ciel, L’Enfer, le Cabaret des Quat z’Arts) ; d’autres existent encore avec des vocations un peu différentes (le Moulin Rouge, la Cigale, le Trianon). Ce fourmillement de musiques populaires explique qu’autour du proverbial jet d’eau se soit développé un genre d’arrière-boutique de la profession : la Bourse aux musiciens, dont les heures de gloire commencent après la Libération jusqu’à la fin des années 70.
Tous les jours aux périodes les plus fastes, mais le mardi seulement quand le travail s’est raréfié, de 18 h à 20 h, les artistes venaient traîner dans les cafés ou même sur le terre-plein central dans l’attente d’une embauche d’un soir, d’une semaine ou d’une saison.
Quelques musiciens chevronnés s’en souviennent encore aujourd’hui. Par exemple Martial Solal, pianiste de jazz virtuose et instrumentiste tout terrain, qui quitte Alger en 1950 pour arriver à Paris où il ne connaît personne. Et aussi Jean-Claude Casadesus, qui habite encore le quartier (lire son portrait dans notre n°292). Celui qui fut directeur musical du Châtelet à 30 ans, fondateur et directeur de l’Orchestre musical de Lille pendant quarante ans (de 1976 à 2016), conseiller musical de Pierre Mauroy en 1981, a débuté sa carrière comme percussionniste qui courait le cachet. La fréquentation de la place Pigalle était alors inévitable. Bernard Lubat, également percussionniste, mais aussi accordéoniste, pianiste, chanteur, compositeur, qui déserte le Sud-Ouest lorsqu’il intègre le Conservatoire de la rue de Madrid, a aussi arpenté la place Pigalle pour trouver des engagements de fortune.
Des enchères à mi-voix
Il existait donc, sur le bitume ou dans les cafés avoisinants, une sorte de foire où les musiciens venaient se montrer pour louer leurs services. Ça fonctionnait à la criée. Quelques personnages mystérieux, qui centralisaient les offres, lançaient l’appel : « Un piano pour La Garenne-Colombes samedi soir ! Un trombone rumba pour Ozoire-la-Ferrière dimanche après-midi ! » Les demandes, se souvient Bernard Lubat, étaient souvent composites : « Un piano-accordéon-voiture pour Rambouillet demain soir ! » Les poly-instrumentistes, les multi-styles, les motorisés sont forcément avantagés.
On dit même que les cafés avaient leur spécialité : Les Omnibus pour les musiciens blancs, Le Parisien pour les noirs. Et La Renaissance pour les semi-professionnels qui acceptaient des cachets au rabais et, au dire des autres, tuaient le métier. Mais ces « semi-professionnels » avaient souvent des compétences très pointues. Notamment les guitaristes de fado, immigrés portugais, électriciens le jour et artistes la nuit, sans parler des Manouches qui s’adaptaient à peu près à tout, en gardant malgré tout un soupçon d’accent gitan !
Tous les instruments sont concernés, mais encore faut-il savoir se glisser dans la manière de l’orchestre qui vous embauche : dans les années 1950, les danses de caractère ont encore le vent en poupe, on enchaîne la valse-musette et le pasodoble. Le slow doit être langoureux et susciter le baiser sur le point d’orgue. Mais les chanteurs à voix, les chanteuses réalistes aux amours malheureuses, sans cesse menacées par le surin de Damoclès d’un mauvais garçon qui les a séduites, remplissent encore les salles.
Au début des années 60, le yé-yé débarque : il faut électrifier sa guitare et se payer la Gibson qui fait la différence. Alors les musiciens se font concurrence, mais il y a encore de la place pour les chanteuses. Et pour être chanteuse d’orchestre, il faut faire face au public. C’est-à-dire sans partition ! Et donc connaître par cœur une bonne centaine de chansons plus ou moins à la mode, paroles et musique !
L’âge d’or de la variété
Pendant toute cette période, assez active pour les musiciens, la musique vivante est encore très présente : il y a les dancings, tous les soirs de la semaine ; il y a les galas pendant les week-ends. Dans les salles municipales, les théâtres, les Maisons de la culture qui se développent à l’appel de Malraux et qu’on appelle encore les MJC (Maison des jeunes et de la culture), on va écouter et on va danser. Les chanteurs de variétés ont leur orchestre, mais il y manque souvent quelqu’un, débauché pour une affaire plus juteuse. Il y a aussi tous les dîners-spectacles ou les dîners-dansants qui remplissent les brasseries le samedi soir. Avec bien sûr quelques points forts dans l’année : le réveillon, le bal du 14 juillet et, parait-il, celui des Catherinettes qui aimante tous les célibataires de la région.
Comme les synthétiseurs n’existent pas encore, on a aussi de vrais musiciens, en chair et en os, pour les séances de studio, ceux qu’on appelle des « requins ». Ceux-là doivent, de surcroit, être d’impeccables lecteurs, capables de déchiffrer une partition à vue. Mais très vite, ils quitteront la place Pigalle : on les joindra chez eux par téléphone et ce seront les premiers accros à une nouvelle invention, le répondeur téléphonique !
Enfin pour tous ceux qui travailleront jusqu’au bout sur le trottoir, une pratique reste sacrée, celle de la parole donnée : pas de contrat, pas de signature, pas de papier ; si on dit oui, on sera au bon endroit à l’heure dite. Sinon, on est grillé pour le reste de sa carrière ! •
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