Journal d’informations locales

Le 18e du mois

avril 2024 / La vie du 18e

Sur les traces d’une jeune déportée

par Sandra Mignot

« Si j’avais trouvé un truc, une notice au Mémorial de la Shoah, j’aurais arrêté de chercher. Mais là… » Il n’y avait rien. Juste le nom d’une jeune fille victime d’une rafle au 89 rue Caulaincourt dans la nuit du 18 au 19 octobre 1943, une photo et le numéro de son convoi vers Auschwitz-Birkenau. Alors Bastien François, intrigué par ce silence et ému par le destin d’Estelle Moufflarge, une parmi ces milliers d’enfants déportés vers les camps de la mort, s’est lancé dans une longue quête pour tenter de rendre vie à l’adolescente.

L’homme a l’habitude d’écrire – il est professeur de sciences politiques à l’université Paris Panthéon-Sorbonne et auteur de plusieurs sommes sur la discipline. Mais le projet de transformer sa recherche en livre n’a émergé que tardivement. Il enquête en effet autour de la jeune Estelle depuis 2014. A l’époque, cet habitant du 18e effectue – par curiosité – une recherche en ligne sur un site qui cartographie les adresses des enfants juifs déportés. Il « découvre » Estelle, quinze ans, arrêtée dans un appartement à quelques numéros de chez lui. « Dès l’instant où j’ai lu son nom il s’est passé un truc, j’ai immédiatement éprouvé de la tendresse pour elle. »

Un travail de fourmi

Il entame des recherches, à petits pas. Prend contact avec les descendants d’Estelle, elle qui avait deux frères aînés dont un a survécu. Il les a retrouvés grâce à leur nom, une francisation de leur patronyme polonais, très rare en France. « J’ai fait des recherches durant huit ans, mais au début j’avais peu de temps pour m’y consacrer. Ensuite j’ai bénéficié d’un congé recherche d’un an, en 2016/2017. » C’est alors que l’investigation a véritablement démarré. « C’est devenu un peu comme une thèse : on délimite son terrain et on l’explore dans toutes les directions.  »

Le politiste effectue un véritable travail de fourmi, malgré son inexpérience initiale dans le domaine des archives. Il compulse la littérature et les journaux de la période, se plonge dans de multiples fonds, parcourt des registres scolaires, creuse parmi les « fichiers juifs » qui ont été préservés, se documente sur « l’aryanisation » des commerces parisiens et part même sur les traces de la directrice du lycée où Estelle était scolarisée ainsi que sur celles des autres élèves juives de l’établissement. Son but : « rendre compte de la vie de personnes dont on ne parle jamais. »

Paris sous l’Occupation

Le résultat : 400 pages passionnantes qui révèlent les arcanes de la minutieuse enquête. Bastien François retrace les origines familiales d’Estelle dans le contexte d’une époque, la fuite des pogroms polonais, l’arrivée en France, l’installation à Saint-Ouen d’abord, puis dans le 18e. « On n’imagine pas aujourd’hui, mais à l’époque il y avait un important quartier juif autour de la rue Simart. C’est dans ce quartier que débarquaient les familles qui fuyaient la Russie ou l’Europe centrale.  »

Il redessine l’ambiance des années 1930-1940, un Paris très animé, « toutes les cours étaient occupées par des artisans, il y avait des commerces ultra-spécialisés à chaque rez-de-chaussée ». Il revient aussi sur la succession des mesures anti-juives, cherche à comprendre comment Estelle a échappé aux rafles précédentes, s’intéresse aux commerces juifs et à leur spoliation par des administrateurs d’opportunité, mais aussi au dernier été de l’adolescente dans la vallée de la Maurienne.

Le 18e dans les pas d’Estelle

Toutes ces années, l’universitaire vit aussi au rythme de la jeune disparue. « J’ai parcouru les trajets que je l’imagine avoir arpentés pour rendre visite à sa cousine, à sa grand-mère, pour se rendre au lycée. Je me suis replongé dans des cartes d’époque pour imaginer Saint-Ouen et le quartier Cayenne où Estelle est née. Si bien qu’aujourd’hui je ne regarde plus ce 18e où je réside depuis plus de trente ans de la même façon. »

Si le livre est édité, il reste encore à l’auteur quelques pistes à explorer. « Il y a encore au moins un fond d’archive que je veux consulter, observe Bastien François. Cela ne changera peut-être rien au récit, mais me permettra de confirmer cette foule de détails qui ont fait la vie d’Estelle.  » Une démarche d’auteur fascinante pour une émouvante rencontre à travers le temps. •

Photo : Francesca Mantovani

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n° 331

novembre 2024