101 ans le 8 juillet, dont un quart de siècle dans le 18e arrondissement. Le doyen des intellectuels français y a façonné sa personnalité et sa vie affective, culturelle, amoureuse et combattante.
Transgressons un peu la géographie ! L’histoire débute à la frontière du 9e et du 18e arrondissement. Dans la nuit blanche du 8 juillet 1921, rien ne va comme il faut. Au troisième étage d’un immeuble de rapport sans grâce, au 10 de la rue Mayran, les feux brûlent encore. Quatre heures trente du matin. Il vagit enfin. Le docteur Schwabe, au chevet de Luna Beressi-Nahoum, fragilisée par les séquelles de la grippe espagnole, s’assied sur la chaise, et réclame du café. Le petit s’était présenté vraiment trop mal au monde. Par le siège et le cordon ombilical entortillé autour de son cou. Durant de très longues minutes, le nouveau-né a été considéré comme mort. De cet arrachement inattendu à une mort annoncée, naît une très forte relation entre ces deux survivants, la mère et le fils.
Lycée Rollin
Dix ans après, Luna est fauchée par une crise cardiaque, quand Edgar est en dixième au lycée Rollin – aujourd’hui Jacques Decour. L’établissement accueillait avant-guerre les élèves dès l’école enfantine. C’est ici que le petit Edgar Nahoum a suivi toute sa scolarité, malgré les déménagements loin du quartier et le décès de sa mère. Il mit un point d’honneur à ne jamais quitter son « cher vieux Rollin » et ses frères de fortune. Depuis 1876, ce lycée avait ouvert ses portes à une population très mélangée : petite bourgeoisie de l’avenue Trudaine, employés des magasins de la halle Saint-Pierre, artisans de Montmartre, banlieusards de la gare du nord et, depuis les années 1930, une forte proportion de juifs de l’Est. Les années 1930 voient les camps politiques s’opposer au lycée, comme dans la société française. Front pop’ contre Croix-de-Feu. « Mais, à l’époque des ligues, j’étais le sceptique de service », se décrit Edgar.
Rue Norvins
Pour son premier acte d’engagement, Edgar Nahoum alla, près du métro Combat (Colonel-Fabien), prêter main-forte au journal anarchiste SIA (Solidarité internationale antifasciste), périodique fondé en 1938 par le pacifiste Louis Lecoin et dont il était fidèle lecteur. Le lycéen y aida à la confection de colis de solidarité destinés aux valeureux anarchistes de Catalogne. Première émotion politique forte de l’adolescent : un meeting organisé par les trotskistes sympathisants du POUM (antistalinien). Mais le jeune Edgar, de 15 à 18 ans, même s’il est de gauche, cultive l’esprit de curiosité, déteste les prêches et les exclusions. Sa seconde grande émotion politique s’exprime, là encore, au lycée Rollin : il y apprend la chute de Barcelone (26 janvier 1939).
Avec son ami Jacques-Francis Rolland, fils d’un professeur de lettres à Rollin et écrivain, il se frotte à la bohême montmartroise et fera la connaissance de l’écrivain communiste Roger Vailland, verra de loin Céline et Marcel Aymé. Son « plus cher copain » s’appelle Henri Salem, dit « Bouboule ». Il sera connu durant la guerre d’Algérie sous le nom d’Henri Alleg, auteur de La Question. Mais pour l’heure, il se moque toujours souverainement de la politique.
L’exode
Les examens de l’académie de Paris du 9 juin 1940 ont été suspendus. Le 10 juin, le jeune homme arrive par l’un des derniers trains en gare de Matabiau – où se sont déjà réfugiés ses oncles et tantes. Toulouse ressemble à un bivouac grouillant. Un pays tout entier s’affole. Sur l’un de ses nombreux cahiers d’écolier, il a consigné après coup une sorte de poème testamentaire, écrit à la troisième personne du singulier, pour mieux marquer la prise de distance. « Adieu à Paris qu’il ne pense jamais revoir. Adieu la rue Mayran où devant jouer seul j’ai pu me dédoubler, être mon propre frère. […] Adieu mon vieux Rollin où je ne fus jamais parmi les tout premiers ni tout à fait un cancre, où je me voyais tantôt les deux mains tachées d’encre, tantôt au tableau noir, les doigts tout blancs de craie. Adieu Quartier latin, le Luco, la Sorbonne, le Sainte-Geneviève et tous les autres lieux où j’allais, assidu, mais je n’étais pas sérieux. […] » Il reviendra deux ans après. Transformé. Aguerri.
Anvers
Comment le reconnaître ? Lui, Edgar, est coiffé d’un chapeau à plume de faisan, son signe de reconnaissance. Près de la bouche de métro de la place de Clichy son contact est un certain Philippe : allure de jeune grand bourgeois, sans se forcer. Belle prestance, très Vichy et francisque. Il a une adresse place de la Madeleine, chez un avocat qui lui prête ses bureaux et aussi une cave pour un substantiel dépôt d’armes.
Ils ne connaissent pas leurs vrais noms. Ils se parlent en code. Cet instant de grande qualité, ils s’en souviendront toute leur vie. D’abord parce qu’Edgar est chargé d’aider le responsable général de la zone Nord (Paris-Versailles-Chartres). Philippe le lui confirme. Ensuite, parce qu’Edgar nourrira les contacts de plus en plus étroits du groupe auquel il appartient, le Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et déportés (MRPGD), avec le réseau Pinot-Mitterrand et les communistes du Conseil national des prisonniers de guerre (CNPG). Michel Cailliau, dit « Charette », s’entend bien avec les communistes, qu’il considère comme de « purs résistants », ce qui n’est pas le cas des petits hommes vichystes de ce « maudit Mitterrand ».
Durant deux bonnes heures, les jeunes gens déambulent en allers-retours sur ce terre-plein entre les places de Clichy et Blanche. Philippe sait qu’Edgar est communiste et qu’Edgar ignore qu’il le sait. Edgar ne sait pas que Philippe a déjà reçu deux balles tirées par un gestapiste, qu’il s’est évadé de la prison de la Santé grâce à l’unité de contre-espionnage du MRPGD, sur ordre personnel du général de Gaulle, et qu’il partira bientôt à Alger pour parlementer avec Henri Frenay sur le rapatriement des prisonniers de guerre français des oflags et des stalags. Ni Edgar ni Philippe ne peuvent savoir que les mois qui viennent seront pour eux une période décisive d’action et d’éthique. Le premier s’appelle Jean Duprat-Geneau, alias Philippe Dechartre, un gaulliste de la première heure et futur ministre, le second se nomme désormais Edgar Morin et, à 22 ans, a grade de commandant dans la Résistance.
Rue Ordener
Dans la Résistance depuis 1943, il a exercé ses talents à Toulouse, Marseille, Lyon et Grenoble. Pris beaucoup de risques. Vu des amis disparaître, être torturés ou exécutés. À Paris, il organise avec efficacité son réseau, qui se rapproche et sera bientôt absorbé par celui de Mitterrand alias « Morland ». Part d’ombre : avec Morland, Morin, encouragé par Marguerite Duras, condamne à mort « Savy », futur comédien, et « Bourgeois », futur ponte de France musique, deux résistants de la rue Ordener qui par désinvolture ou traîtrise sont fortement soupçonnés de servir le réseau sur un plateau à la Gestapo. Le résistant Voltaire Ponchel n’aura pas le temps de liquider ces deux imprudents car ce jour-là, le 19 août 1944, éclate l’insurrection parisienne. Ils s’évanouissent dans la confusion.
C’est Morin qui rédige l’Appel à l’insurrection des Parisiens pour libérer Paris. Place de Clichy, derrière sa barricade, il n’utilisera pas vraiment son escopette rouillée. En revanche, il interviendra pour que l’on ne moleste pas et ne tonde pas les prostituées de la place.
Place Jules-Joffrin
1945. Mariage express avec la future sociologue Violette Chappellaubeau alias « Maggy ». À la mairie du 18e arrondissement, bien sûr. À peine l’encre séchée, le couple fuit l’ennui de la routine retrouvée pour rejoindre la Première armée en Allemagne, commandée par de Lattre de Tassigny. Mission : aider à la réorganisation et à la « dénazification » d’un pays en ruine. Une autre vie commence. Edgar Nahoum devient définitivement Edgar Morin.•
Photo : Thierry Nectoux