Journal d’informations locales

Le 18e du mois

Juillet-août 2022 / Les Gens

Des Caraïbes à la place du Tertre, les îles d’une artiste

par Dominique Boutel

La biguine, un style musical ainsi qu’une danse des Antilles, et plus largement une sensibilité à la période de l’esclavage, sont à la source de l’inspiration picturale de Mické Charropin. Un piano joue au troisième étage, on n’hésite pas à monter et Montmartre est une fête.

Cela fait bientôt cinquante ans que Michelle Charropin, Mické pour les intimes, s’est installée sur la place du Tertre. Des femmes peintres, sur la place, il n’y en a pas tant que cela. Mais Mické y a fait son trou , avec son franc-parler émaillé d’expressions latinos et son caractère bien trempé.

Née à Bordeaux d’une mère d’origine antillaise, une békée (blanche créole), dont le père était l’héritier des rhums Chauvet, Mické a grandi dans la musique : « Ma mère m’a toujours bercée avec les sons des Antilles », dit-elle en désignant le violon accroché au-dessus du piano de son petit appartement montmartrois. « C’était la biguine, l’afro-cubain qu’on appelait à l’époque la musique des Caraïbes. » On la met au piano alors qu’elle voulait jouer de la guitare, mais ce dont elle rêve c’est de faire de la danse classique. La grand-mère paternelle d’origine bretonne s’y oppose, refusant que sa petite-fille devienne une « catin » ! Mické se tourne alors vers les Beaux-Arts. Cette fois-ci, c’est son père qui craint pour elle les bizutages. Elle n’a pas encore 21 ans et, dans ces années-là, le père décide du destin des femmes. Grâce à un peintre, ami de ses parents, elle réussit pourtant à assister aux cours de dessin en faisant croire qu’elle suit la fac de droit. Tous ces obstacles ne font que renforcer le tempérament rebelle de la jeune fille qui, à sa majorité, sa mère décédée, quitte Bordeaux pour Paris.

Une militante inoxydable

Elle y exerce de petits boulots, dans des centres sociaux, à la prison pour femmes, avant de se mettre à son compte comme peintre. Un ami d’Arcachon, garçon de café, lui vante les mérites de Montmartre où elle s’installe en 1969. « J’ai pris un studio au-dessus du Consulat (un restaurant, ndlr). Puis un autre au-dessus du Sabot rouge. Il y avait tout le temps du monde chez moi, on s’engueulait mais il y avait une bonne entente. C’était une grande famille. » Elle rencontre Attilio, un peintre croate de la place, et Marko Stupar, artiste désormais coté qui y a fait ses premières armes. « Ils m’ont vraiment aidé, car à l’école on n’apprend pas grand-chose. » Et elle finit par s’installer comme peintre : « J’ai tout fait, des portraits, des paysages, etc. J’étais timide à l’époque. Je suis quand même restée parce que c’était vraiment sympa. » Sympa, mais certainement pas facile. Rien ne rebute ce petit bout de femme. « Mické, c’est une militante inoxydable, une femme généreuse », raconte son amie de vingt ans, Nicole Dagnino, fondatrice d’une ONG consacrée aux enfants dans les camps.

Aimantée par l’Amérique centrale

A cette époque, Mické est attirée ailleurs. Elle part pour de longs séjours en Colombie, à Cuba, en Amérique centrale, où elle travaille pour des associations d’alphabétisation, aux Antilles, où elle finit par retrouver une vieille femme qui avait connu son grand-père : « Lui et son père, ils ont fait des enfants partout ! » répond-elle aux questions de la jeune femme sur ses origines. Mické se passionne pour l’histoire de ces peuples, déplacés, colonisés, s’informe, se mobilise…

La grande œuvre picturale de sa vie, c’est une série de trente peintures sur soie, inspirées par un ouvrage sur la conquête du Pérou au XVIe siècle du point de vue des indigènes. « La vision des vaincus », comme l’écrit l’historien Nathan Wachtel qui s’appuie sur d’anciens manuscrits, dont l’Elégie sur la mort d’Atahualpa, rédigés en quechua. Un copain lui en procure une copie et elle s’attèle à la tâche avec dans l’idée de monter une exposition à Bogota : « La Colombie, c’est le premier pays d’Amérique latine où je suis allée et je l’adore. » L’exposition ne se fait pas, ni à Madrid où elle était prévue en 1992 pour célébrer les cinq cents ans de la colonisation. « C’est un magnifique travail, d’une grande précision », raconte Nicole qui est l’une des rares à l’avoir vue. Avec Dominique, une autre amie, elle ouvre rue Tholozé un atelier de peinture sur soie. Grâce à l’insistance bienveillante de Mme Cardinal, une ancienne costumière du moulin de la Galette, elle peint des chemises décorées de masques africains ou de palmiers. « Ce qui me fascine avec Mické, c’est que tout à coup elle invente : ça peut être des abat-jour, du corail noir ou la restauration de fresques », s’amuse la fidèle Nicole.

Coup de cœur cubain

Quand, en 1985, un ami frappe à sa porte pour lui demander d’écouter un pianiste cubain qu’il a rencontré, Mické ne sait pas encore que sa vie va être bouleversée. Le pianiste, c’était Alfredo Rodriguez. Une semaine plus tard, ils ne se quittaient plus, jusqu’à la mort d’Alfredo en 2005. « Quand il a touché mon piano, je me suis dit : c’est cela ! » En France, après le succès d’une première tournée quelques années auparavant, qui se souvient d’Alfredo Rodriguez ? Qu’à cela ne tienne ! Mické, qui s’occupe à ses heures perdues en organisant des concerts pour des amis, notamment des guitaristes classiques, décide de faire connaître l’homme qu’elle aime et dont elle sait le talent. Elle s’y donne corps et âme au point de délaisser la peinture. « Au début, j’avais réussi à placer Alfredo au café Eugène, place du Tertre, la salsa ici tu sais… ‘Tu verras, il va te ramener des musiciens’, lui ai-je dit. Heu, heu, il n’y croyait pas. Au bout de quinze jours, en plein hiver, il y avait la queue depuis le Clairon des chasseurs. Eugène était devenu ‘le temple de l’afro-cubain’, selon le magazine Jazzhot ! »

Chez Alfredo et Mické, au-dessus de la place du Tertre, c’est la fête presque tous les soirs : les amis musiciens, l’orchestre Aragon, Chucho Valdes, Tito Puente, Rubalcaba, des Américains, le pianiste John Hicks. On y fait des bœufs jusqu’à l’aube sur le vieux piano. « Si ce piano pouvait parler, il en raconterait des choses ! Les gens entendaient la musique dans la rue, alors ils montaient. Un soir, ce sont les pompiers qui sont arrivés et ils sont restés ! » Il n’y a que des amis dans l’immeuble, dont Attilio, toujours lui ; les fenêtres sont ouvertes, on se parle d’un étage à l’autre : « Les voisins étaient tellement sympas. » Alors, bien sûr, Mické a la nostalgie de cette époque. A présent, si elle fait de brèves incursions sur la place, Mické peint dans un style qu’elle a développé au contact de l’artiste sénégalais Séné Moussar… Mické, une artiste toujours en mouvement.

Photo : Dominique Dugay

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