Covid-19 éprouve et multiplie nos peurs. Covid-19 peut aussi devenir une école de vie. Le voudrons-nous ?
Equipé pour le tour du monde à pied, un homme massif et ses deux bâtons de marche arpentent la rue de l’Evangile tôt le matin. Il s’arrête, mouche tranquillement ses deux narines avec ses doigts, crache un bon coup par là-dessus et reprend son pas martial derrière ses deux bâtons qui vont plus vite que lui. Même par temps de coronavirus, se faire du bien n’a pas de prix ! A la remarque gentiment moqueuse qu’on lui adresse de loin, social distancing oblige, il répond d’un généreux, « Je t’emmerde ! » Covid-19, c’est aussi ça. Va falloir s’y faire.
Jeudi 19 mars, troisième jour de confinement, printemps en vue, sinon déjà là. Parcs et jardins fermés, reste l’option training en miniature et marche rapide dans le quartier, son attestation de déplacement dérogatoire en poche. Evangile, Aubervilliers, Chapelle, Marx Dormoy etc. Premier contrôle policier rue d’Aubervilliers. Corrects les policiers, très corrects mais pas masqués 1, ni gantés, comme à peu près tous les agents et professionnels publics ou privés au contact des gens. Exposés au virus autant qu’exposants.
Le long du parc Eole, entre le Grand Parquet et l’angle de la rue du Département, attroupement de migrants autour du petit-déjeuner traditionnel (P’tits Dej’s solidaires). Hier matin, mercredi 18 mars, même rituel déjà ou presque. Au même endroit, à la même heure, une responsable avait annoncé qu’elle n’était pas sûre de la suite ni de la forme que pourraient prendre ces petits-déjeuners, compte tenu des mesures de confinement progressivement mises en place par le gouvernement. Elle proposait à chacun d’écrire sur une feuille de papier un nom et un contact au cas où… Pour l’instant, ça continue au même endroit et c’est bien comme ça. On poursuit.
Pas de bruit. Silence vertigineux. Tous les chantiers à l’arrêt. Il y en a beaucoup par ici. Ville morte ? Pas vraiment. Il y a celles et ceux qui n’ont pas d’endroit à eux pour se confiner ni confiner les leurs le cas échéant, toxicos, migrants, SDF. Et autres perdants ou perdus de la vie… Ils sont nombreux par là. Si Covid-19, une fois dans la place, ne fait pas le tri à l’intérieur des classes sociales, les inégalités face au risque d’être infecté n’en demeurent pas moins vivaces. En bordure de chantier rue de l’Evangile, une femme surgit du dessous d’une remorque. Un carton lui tient lieu de porte ou de fenêtre. Le confinement, elle qui semble sortie d’un terrier, elle sait ce que c’est. On est embarrassé de déranger son réveil. Embarrassé de voir ce qu’on ne veut pas voir. Corps effacés jusque-là de l’espace public, corps jusque-là invisibles ou fondus dans la masse, corps pour ainsi dire revenus à la surface, corps non destinés à être vus ou reconnus. Non, les rues ne sont pas vides. Simplement, d’autres gens les occupent.
S’il y a deux ou trois choses que Covid-19 nous martèle, c’est que l’économie du monde telle qu’elle est, nous précipite à marche forcée vers la catastrophe et qu’il faudra bien que les Etats et ceux qui les dirigent en reviennent à leur tâche principale qui est de protéger les gens et les peuples. Le répéter à défaut de convaincre ? Quant à nous… Pour l’instant, ne pas stocker de nourriture, ne pas craindre d’en manquer, regarder les gens, tous les gens, en face, ne rien risquer qui leur nuise, ne pas se rire des maux du temps, ne pas en avoir peur, se soucier de nos anciens, tenir debout. C’est déjà ça.
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[1] Sur la pénurie de masques (notamment les FFP2 indispensables aux personnels soignants), je signale une excellente enquête journalistique sur le site de LCI d’où il ressort que la délocalisation industrielle à tout crin est de fait littéralement criminelle. On s’en doutait un peu : https://www.lci.fr/sante/coronavirus-covid-19-pourquoi-la-france-est-en-penurie-de-masques-ffp2-2148489.html