Au fond de la cité Véron vit une femme littéralement hors du commun. Mandataire et directrice du patrimoine de Boris Vian, Nicole pousse l’engagement jusqu’à vivre dans les murs de l’artiste aux multiples talents.
« Quand je suis arrivée ici, je venais d’un milieu pas du tout artistique », résume Nicole Bertolt. « Je suis issue d’une famille pauvre, j’étais une enfant maltraitée et un peu sauvage, mais immédiatement j’ai senti une connexion avec Ursula Kübler, veuve de Boris Vian. Et quand j’ai été en difficulté, j’ai frappé à la porte, je me suis installée… et je ne suis jamais repartie. »
Silhouette élancée et chevelure auburn bouclée ramenée en arrière, Nicole reçoit dans le salon de celui qu’elle appelle Boris, comme un proche. Elle s’autorise à avaler un bol de soupe en répondant à nos questions, avant de sortir pour un rendez-vous professionnel, un dimanche. La veille, elle était l’invitée d’un spectacle donné aux Trois Baudets en l’honneur de l’écrivain. « Dans ma vie, il n’y a pas vraiment de vacances, de dimanche, ni même de congé maternité, résume cette mère de deux grands enfants, et ça me va comme ça. Je suis dévouée, je me suis mise au service de l’œuvre de Boris Vian. » Enzio N’Sihid, son fils de 20 ans, a eu tout le loisir de l’observer : « Ce n’est pas un travail pour elle, mais un devoir de rétablir cette œuvre dans son esprit et sa modernité. »
Le centenaire Boris Vian
Aujourd’hui mandataire de l’œuvre de Boris Vian et directrice du patrimoine, chaque jour, Nicole répond à l’abondant courrier reçu à son domicile. Sollicitations pour accéder à des documents, créer un spectacle ou une rencontre littéraire, visiter l’appartement, éditer un ouvrage, lancer une recherche universitaire… 2020 est une année un peu spéciale : celle du centenaire de l’auteur de L’Ecume des jours. Depuis le temps que Nicole travaille à la promotion de ses œuvres, d’abord au côté d’Ursula et de D’dée (alias Christian Trisot, grand ami de Vian) puis seule depuis qu’ils sont décédés, les multiples hommages rendus cette année représentent pour elle un accomplissement. « Elle a dépensé une énergie considérable pour organiser les festivités », souligne Thieri Foulc, artiste peintre et satrape du Collège de Pataphysique, « société de recherches savantes et inutiles » dont faisait partie Vian. « Elle y a même laissé sa santé à certains moments. »
Toute sa vie d’adulte, Nicole a vécu et/ou travaillé dans l’appartement qu’avait aménagé le couple Vian-Kübler. Presque rien n’y a bougé. « Je me sers de tout ce qui est ici en y faisant bien attention. » Nicole montre avec plaisir l’atelier où sont encore tous les outils de l’ingénieux ingénieur qu’il était, le meuble de musique ‒ conçu par l’écrivain ‒ dans lequel est dissimulée une platine vinyle, la collection de disques toujours en place sur les étagères, les équerres fétiches accrochées un peu partout… Et le bureau du fameux satrape, sur lequel elle a disposé tous les ouvrages sortis cette année : BD, livre pour enfants, coffret spécial, etc.
S’investir pour survivre
Une telle intimité étonne, alors que Nicole n’a jamais fréquenté l’homme. Quand Boris Vian est décédé, elle avait trois ans. Et en 1976, lorsqu’elle a rencontré sa veuve dans le sud de la France, elle connaissait à peine son œuvre. « Puis, avec Ursula, nous nous sommes revues quelques fois, jusqu’à ce que je débarque cité Véron, quand j’ai eu besoin d’aide », résume-t-elle pudiquement. A partir de 1980, Nicole Bertolt a compulsé tous les manuscrits, partitions, coupures de journaux que Vian conservait. Elle les a triés et archivés pour en permettre la consultation. D’abord bénévolement, vivant de petits jobs à côté. « Puis il y avait un travail tellement colossal que j’ai tout lâché pour m’y consacrer. » Elle a lu les ouvrages que possédait l’écrivain, écouté ses disques, fréquenté ses amis et les membres de sa famille.
Personne aussi bien qu’elle ne connait l’auteur, mais aussi l’homme. Avec le recul, Nicole analyse : « Lorsqu’on est au bout du bout, on est obligé d’aller puiser tout au fond de soi d’autres mots, d’autres explications, d’autres couleurs, d’autres saveurs qui permettent de développer une créativité qui est de l’ordre de la survie. Vian l’a ressenti, lui qui a vécu toute sa courte vie avec une maladie cardiaque. Moi-même aussi en tant qu’enfant maltraitée quand je suis arrivée dans cet univers. » Peut-être l’une des clefs pour saisir son intimité avec l’écrivain disparu ? « Ma mère a un côté spirituel puissant, assure Jessica Oros, sa fille de 28 ans. Elle est en contact toute la journée avec quelqu’un qui n’est plus de ce monde mais qui est pourtant tellement actuel. »
Deuxième famille
Nicole est devenue commanderesse de l’Ordre de la Grande Gidouille, au sein du Collège de Pataphysique, « comme Boris Vian ». « C’est un grade que l’on attribue à ceux qui ont vraiment soutenu le Collège » , précise Thieri Foulc. « Or, Nicole nous a souvent accueillis cité Véron pour diverses manifestations. » Finalement, avec Ursula, D’dée et tous les autres qui passaient dans cet appartement où l’on vivait un peu « à la soixante-huitarde », elle s’est trouvé une deuxième famille. Ursula avait même pensé à l’adopter, peu avant son décès, en 2010. Et Nicole a été la curatrice de la fille de Boris Vian, Carole, atteinte d’une maladie chronique, pendant quatorze ans.
Nicole Bertolt a aussi eu une vie de couple et de mère. Quinze ans durant, de 1988 à 2003, elle a habité à une encablure de là avec le père de ses deux enfants, rue Lepic. Tout en continuant de travailler pour la préservation et la promotion de l’œuvre de Vian. « Mon mari disait que j’étais la troisième épouse de Boris. Ce n’était pas toujours sans poser problème », reconnaît-elle. Tous les jours, elle revenait travailler à l’appartement. Après leur séparation, elle a eu d’autres adresses dans le quartier mais est finalement revenue s’installer chez Vian, avec ses deux enfants.
« Ursula et le fils ainé de Boris vivaient alors principalement dans le sud, Carole était décédée. C’était vraiment dommage que la maison reste vide. » Entre-temps, Ursula Kübler lui avait transmis le flambeau, comme elle-même en avait hérité de son défunt époux, avec l’accord du dernier héritier, Patrick Vian. « Je ne vois pas qui d’autre qu’elle pourrait le faire, conclut Thieri Foulc, tout le monde ne peut pas consacrer sa vie à l’étude d’un autre. » •
Photo : Youri Zakovitch