Reconnu comme expert de l’affiche, Alain Weill a multiplié les activités et les expériences, redoublant toujours de curiosité et d’érudition. Il vient de publier un ouvrage remarquable sur l’art africain.
« C’est par là ! » Du fond d’une cour de la rue du Poteau, Alain Weill nous appelle et nous ouvre sa porte. A peine entrées, notre hôte plante le décor : « Je suis ce qu’on pourrait appeler casanier », dit-il, avec malice visiblement... puisqu’un seul coup d’œil dans la pièce nous transporte bien au-delà du 18e ! Du sol au plafond d’un ancien garage automobile transformé en appartement, de multiples affiches, tableaux, photos, livres, dessins ‒ dont des originaux de Reiser, « un ami » ‒ et surtout d’innombrables statues et sculptures africaines de toutes tailles, telle la tête et le cou d’une immense girafe.
Nous nous installons tous les trois, un verre de vin blanc à la main et nous discutons ensemble sous l’œil de Monsieur Tigre, son magnifique chat blanc. « Je me suis fait un intérieur sur mesure, j’ai même fait creuser une cave pour les archives et le pinard et consacré une pièce entière à la bibliothèque. » Il vit là depuis vingt ans, au milieu de sa collection d’art africain entamée dans les années 60 : « Je vends, j’achète. Je suis allé trois ou quatre fois en Afrique. » Ne lui parlez pas de tourisme : « Voyager, c’est s’immerger dans un milieu pour connaître le pays. »
Défricheur
Après une vingtaine d’ouvrages et de nombreux catalogues d’expositions consacrés aux arts graphiques et à l’affiche publicitaire, vient de sortir en librairie L’Art dit colon chez Albin Michel. Lors de l’édition 2021 du Parcours des mondes, un salon d’arts extra-européens à Saint-Germain-des-Prés, il a été invité à une séance de dédicaces. Il met à l’honneur l’art africain du temps de la colonisation, qui « n’a rien perdu de son génie créatif ». Cet ouvrage interroge la notion d’art dit « primitif » ou « premier », très euro-centriste, issu de la période coloniale. Il invite à (re)considérer les productions artistiques autrement que comme un art dégénéré ou un art dénaturé et à entrevoir la dérision de certains artistes africains.
Tour du monde
Cette approche décalée et nouvelle d’un sujet méconnu semble être la marque de fabrique d’Alain Weill. « J’aime quand tout est à faire », souligne-t-il. Le jeune homme qu’il était dans les années 60, fait d’abord du droit « pour faire plaisir à [ses] parents », tout en reconnaissant aujourd’hui : « Le droit m’a formaté et j’en suis assez content. » Il bifurque ensuite, commence à travailler pour un ballet de théâtre contemporain, ce qui lui permet de voyager : « J’ai fait mon premier tour du monde. » Il rejoint ensuite le musée des Arts décoratifs, où il se voit confier le domaine jusqu’alors inexploré des affiches. Il crée et devient le directeur-conservateur du Musée de l’Affiche, de 1971 à 1983. Il lance le Festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont (Haute-Marne) puis en assure la direction artistique de 1990 à 2001. Il est aussi expert et conseil en ventes publiques à Paris et à New-York. Il continue à voyager dans le monde entier. « Je suis allé 50 fois au Japon pour monter des expos », laisse-t-il échapper.
Touche-à-tout, il a aussi été sollicité dans les années 80 par Jean-François Kahn pour écrire des critiques culinaires dans feu L’Evénement du jeudi, puis est devenu membre fondateur du Conseil des arts culinaires. Épicurien, il aime toujours organiser des dîners pour quatre personnes, « pas plus », même si « les évolutions de la gastronomie [le] font rigoler. C’est devenu bourgeois. » Il aime les produits locaux, qu’il achète chez les commerçants près de chez lui, à l’exception des vins qu’il se fait livrer par de petits producteurs qu’il connaît. Quand il passe le bout de sa rue, il dit qu’il va à Paris.
Vie de quartier
« Mes journées suivent le même rituel : j’achète mes journaux ‒ Le Parisien et Le Monde ‒ chez Madame Hélène, et je vais les lire en face, chez les loufiats du Reinitas, ou en terrasse au Ruisseau. Pour les livres, Olivier est mon maître de lecture. » Olivier Michel, c’est son nom, le libraire de L’Humeur vagabonde, se rappelle sa première phrase en entrant dans la librairie il y a vingt ans : « Vous serez contents de me connaître. » L’homme, qui n’a ni télé ni radio et ne va pas au cinéma, s’est en effet avéré être un grand lecteur : il passe régulièrement à la librairie et lit en moyenne trois livres par semaine. Avec des lectures « professionnelles », et d’autres plus personnelles, c’est un lecteur très éclectique : littérature classique et moderne, de nombreux essais, et ‒ l’inclination du moment ‒ des récits de voyage.
Olivier et lui sont aujourd’hui amis et il n’est pas rare de les trouver à droite de l’entrée du restaurant Le Ruisseau, où il a sa table attitrée et où « il reste minimum une heure chaque soir. C’est notre directeur artistique », nous dit Paul, l’un des associés. C’est lui qui leur a proposé les affiches décorant leur restaurant, comme pour tous ceux qu’ils ont ouverts (bientôt quatre, avec celui qui va ouvrir dans le 14e). Paul ne tarit pas d’éloge non plus : « Il est original, haut en couleurs ‒ ses costards assortis à ses chaussettes sont uniques ‒, c’est un pote. Ce n’est pas rare qu’il discute avec les clients qui s’installent à côté de lui, il connaît beaucoup de choses et parle facilement ! »
Et c’est ce qu’aime Alain Weill : ce quotidien, cette vie de proximité. Il a ses habitudes, ses amis, ses commerces. « C’est un bonheur ce qu’est devenu le quartier ! Un modèle de mixité joyeuse, où quelles que soient la couleur, la religion, on ne sent aucune tension. Il n’y a pas de modèle dominant, il y a une vraie tolérance. » Le voilà son côté casanier ! C’est en le quittant que nous réalisons ce que cet homme curieux, ouvert, érudit, qui n’a jamais fini d’apprendre et de susciter la discussion, a voulu nous dire quand nous avons franchi le pas de sa porte.
Photo : Thierry Nectoux