Avant l’automatisation définitive du réseau français, des centraux téléphoniques hébergeaient de nombreux employés. Ce personnel qualifié était essentiellement constitué des « demoiselles du téléphone », jeunes filles célibataires corvéables à merci.
Le temps n’est plus très loin où deux amis habitant loin l’un de l’autre pourront se parler sans avoir à sortir de chez eux », déclare, en 1875, l’ingénieur et scientifique américain visionnaire Alexander Graham Bell. Le 14 février 1876, il dépose le brevet du téléphone. Face au rapide essor de cette invention, des centraux téléphoniques sont créés dans le monde entier permettant au plus grand nombre de communiquer grâce à l’intervention d’opératrices appelées les « demoiselles du téléphone ».
En 1889, l’État français rachète, avec l’objectif d’en faire un service public, l’exploitation du téléphone à la compagnie concessionnaire privée, la Société générale des téléphones. En 1911, afin de désengorger le central téléphonique de la rue des Renaudes dans le 17e arrondissement de Paris, un établissement téléphonique manuel est construit dans le 18e. Situé au numéro 266 de la rue Marcadet, près de l’avenue de Saint-Ouen, il comprend 2 200 lignes manuelles, soit 2 200 abonnés.
Le central Marcadet est destiné à desservir la nouvelle circonscription limitée par les voies suivantes : chemin de fer de l’Ouest-État, fortifications, boulevard Ornano, rue du Mont-Cenis, rue des Martyrs, boulevards de Clichy et des Batignolles.
Pour assurer la fonction de téléphoniste, l’État recourt exclusivement à du personnel féminin qui aurait, selon les stéréotypes en vigueur à l’époque, des « oreilles irréprochables ». Les téléphonistes sont assises devant des panneaux meublés de tablettes horizontales équipées de connecteurs de type jack. Lorsqu’un abonné appelle, une petite lampe s’allume. L’opératrice doit surveiller les lampes et répondre aux appels. Elle dispose de cordons souples, appelés dicordes, qui lui servent à établir les connexions entre abonnés.
Les demoiselles du téléphone, comme dans la majorité des centraux parisiens, ont des origines sociales diverses : elles proviennent de la paysannerie, du monde ouvrier et parfois aussi de la petite bourgeoisie. Ce sont essentiellement des jeunes filles célibataires dont l’éducation et la morale sont jugées irréprochables. Durant les premières décennies de la téléphonie, elles perdaient généralement leur emploi lorsqu’elles se mariaient.
Recrutées par concours
Depuis 1890, elles sont recrutées par un concours administratif spécialisé de « dame-employée au téléphone ». Pour répondre à des critères de taille et d’âge, une visite médicale est obligatoire. En effet, elles doivent mesurer au minimum 1,45 m et ne pas dépasser 1,70 m – afin que leurs bras ne soient ni trop longs ni trop courts – et avoir entre 18 et 25 ans au plus. Le traitement d’une opératrice débutante est de 800 francs par an.
Au central Marcadet, il y a une opératrice pour environ 80 à 100 abonnés, une surveillante pour dix téléphonistes, des surveillantes principales, des commis principaux, des sous-chefs et chefs de section ainsi que le chef principal.
Les demoiselles sont réparties dans deux brigades : l’une travaillant de 7 h à midi et de 19 h à 21 h, l’autre de midi à 19 h. La nuit, des hommes prennent le relais.
Le travail est réputé éprouvant pour les nerfs. Toutefois, les demoiselles bénéficient d’un mois de congés payés, de tarifs réduits pour les billets de train, d’un médecin du travail. En outre, elles reçoivent une prime pour couvrir leurs frais de logement et une indemnité de repas. Elles ont également la possibilité de progresser en devenant surveillante puis surveillante principale.
Dans les années 1900, l’administration prend conscience de leurs difficultés de logement et décide de leur procurer un foyer décent. Initialement prévu pour les demoiselles du téléphone, ce projet aboutit à la construction en 1905 de la Maison des dames des PTT située au 41 rue de Lille dans le 7e arrondissement. Ce foyer est doté de 111 chambres individuelles meublées.
À partir de 1907, les lauréates du concours suivent une formation d’une quinzaine de jours dans les locaux du nouveau siège de Passy. Elles apprennent, par session de dix élèves, les mystères de l’électricité, les divers systèmes de téléphone, les commutateurs mais aussi à répondre à des abonnés fictifs et à leur donner la communication demandée, ainsi qu’une bonne articulation, la politesse, l’amabilité et la patience.
« J’écoute ! »
Conformément à la réglementation en vigueur, lorsqu’elles arrivent au travail, les téléphonistes se branchent sur la « position » qui leur est attribuée. Elles sont équipées d’un casque, d’un micro style entonnoir autour du cou et lesté par un poids sur l’estomac. Elles n’ont pas le droit de prononcer des paroles autres que les phrases stéréotypées du service et doivent accueillir chaque abonné par la formule « j’écoute ! ». Assises les unes à côté des autres, elles n’ont le droit ni de se retourner ni d’aller aux toilettes sans l’autorisation de la surveillante. Des tables d’écoute sont aussi mises en place par l’administration afin que d’autres surveillantes, installées sur un bureau surélevé, se branchent à l’improviste sur les communications en cours pour en contrôler les conditions de déroulement. Dès lors, à la moindre faute… elles verbalisent.
Les demoiselles doivent aussi faire preuve d’une discrétion absolue car les abonnés sont essentiellement des gens fortunés, des entreprises, des commerçants, des professions libérales et notables, c’est-à-dire une clientèle qu’il faut soigner et respecter. Leur situation est délicate car elles sont au courant de tout ce qui se passe tant au niveau des affaires publiques que privées. Ainsi, la réclamation d’un abonné à l’encontre d’une opératrice peut être lourde de conséquences pour l’agent concerné.
« À travail égal, salaire égal ! »
En 1903, les demoiselles du téléphone adressent au Parlement un mémoire dans lequel elles indiquent qu’en moyenne chaque employée traite six communications par minute et témoignent de l’aspect déshumanisant de leur métier dans les « 24 commandements de la téléphoniste ». À cette époque, elles n’ont qu’un dimanche de liberté tous les quinze jours.
En 1909, les dames-employées au télégraphe initient une grève visant à annuler le nouveau système d’avancement décrété par le sous-secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes qui restreint fortement leurs possibilités de promotion. Les demoiselles du téléphone participent à ce mouvement devenu national dans l’objectif d’améliorer leur condition. En effet, elles travaillent (48 heures par semaine) dans un bruit assourdissant et continu. L’augmentation du nombre d’abonnés et du trafic, que la technique a du mal à suivre, accentue les cadences et l’insatisfaction de clients de plus en plus exigeants. Les médecins constatent des problèmes auditifs, des névroses professionnelles, des problèmes d’irritabilité. L’administration résiste et sanctionne de nombreux grévistes.
En 1925, les dames-employées se mettent à nouveau en grève pour obtenir la parité des salaires avec les commis hommes dont le salaire maximum a été fixé par le gouvernement à 11 000 francs contre 7 200 francs pour elles. Elles demandent, par conséquent, l’instauration d’une seule classe d’agents, composée d’hommes et de femmes, subissant le même concours, ayant les mêmes obligations, mais aussi les mêmes salaires et les mêmes droits. L’administration, craignant une généralisation de la grève dans tous les centraux téléphoniques, capitule.
Le téléphone automatique
Inventé en 1891, aux Etats-Unis, le téléphone automatique permet d’appeler directement un correspondant sans passer par une opératrice. L’usager décroche son téléphone et numérote à l’aide du cadran la série de chiffres identifiant son correspondant.
A Paris, le premier central automatique, le Carnot, est inauguré le 22 septembre 1928. En 1932, un autre, en béton armé recouvert de briques, est construit dans le 18e arrondissement. Situé au numéro 114 de la rue Marcadet, le central Ornano-Montmartre est automatisé dès sa création. Celui de Marcadet l’est en 1933. L’automatisation ne fait pas disparaître mais complexifie le travail des téléphonistes. Elles doivent désormais assurer le contrôle, la taxation des communications, les renseignements et les réclamations.
En mai 1968, une grève a lieu à Ornano-Montmartre au sein duquel travaillent 140 personnes dont une cinquantaine de femmes. La plupart d’entre elles répondent aux questions des abonnés prioritaires (médecins, hôpitaux, personnes âgées, etc.) et assurent le passage des communications avec d’autres centres téléphoniques de France et les communications internationales. Les revendications des grévistes portent sur l’amélioration des conditions de travail et la reconnaissance du droit syndical. Le chef principal quitte son logement de fonction situé au 5e étage du central et remet aux grévistes les clés de l’immeuble en leur confiant la responsabilité de l’ensemble des services et des équipements. Des lits de camp et des couvertures sont amenés par celles et ceux qui habitent loin de la rue Marcadet. La restauration est assurée par les employés de la cantine du 4e étage. Les grévistes assurent des tours de garde jour et nuit afin de protéger leur outil de travail de toute intrusion. Ils vont aux manifestations à pied car la grève générale affecte aussi le métro. Et, aux rares moments de temps libre, ils montent sur la butte Montmartre où les attendent les bars, la musique et les chansons.
Le 15 décembre 1979, l’ensemble du réseau téléphonique français est totalement automatisé. Les demoiselles du téléphone voient leur métier progressivement disparaître. La plupart d’entre elles sont reclassées dans d’autres services.
Enfin, le 11 juin 2002, à Washington, la controverse relative à la paternité du téléphone, invention qui continue de révolutionner nos vies, refait surface. La Chambre des représentants des États-Unis reconnaît officiellement l’Italo-Américain Antonio Meucci comme étant le véritable inventeur du téléphone. Mais ceci est une toute autre histoire.
Reproduction : Jean-Claude N’Diaye