Montmartre, la Goutte d’Or, Pigalle, les quartiers du 18e ont inspiré de nombreux peintres, cinéastes, auteurs-compositeurs mais aussi des écrivains. Et puisqu’ils se racontent ici et là parmi les lignes des auteurs de diverses époques, Le 18e du mois a décidé de vous proposer une nouvelle rubrique : la balade littéraire. Régulièrement, un texte extrait d’une œuvre, connue ou non, sera ici décliné en un parcours photographique.
Louis Bastide remontait la rue Clignancourt depuis le carrefour Ordener sans cesser de courir avec son cerceau. La pente est très dure. Les chevaux sont obligés de se mettre au pas ; et ils tirent par saccades, de toute l’encolure, en faisant des étincelles sur le pavé. Un jour le petit Louis était là, quand une voiture de pompiers traînée par une bête magnifique arriva au galop et attaqua la pente. Après quelques mètres de montée, elle se mit au pas comme les autres. Il est donc très difficile de conduire un cerceau sur une côte pareille. Il faut beaucoup de résolution et d’élan quand on commence ; ensuite la volonté de ne pas faiblir, de ne pas écouter sa fatigue, sans parler d’une grande habileté à manier le bâton.
Louis Bastide, en sortant de l’école, s’était rendu aussitôt chez ses parents qui habitaient rue Duhesme, au troisième étage, tout près du boulevard Ornano. Après avoir embrassé sa mère, il lui avait montré ses cahiers, ses notes de travail et de conduite. Il n’avait rien demandé, mais ses yeux brillaient. La mère avait regardé les petites joues pâles, le beau soleil qu’il faisait dehors ; et elle avait dit en tâchant de ne pas laisser voir combien elle était contente qu’il eût envie de jouer : « Eh bien ! Prends ton cerceau. Attention aux voitures. Rentre à cinq heures. »
Le cerceau était grand et solide ; trop grand pour la taille de Louis. Mais c’est lui-même qui l’avait choisi après de longues réflexions. Donc, il avait descendu l’escalier de la maison, le cerceau accroché à son épaule. Une fois dans la rue, il s’était placé au milieu du trottoir, avait posé le cerceau bien droit, en le retenant légèrement avec les doigts de la main gauche. Puis il avait donné un coup sec. Le cerceau s’était échappé. La pointe du bâton l’avait rattrapé aussitôt pour le maintenir dans la bonne route ; et depuis, Bastide et le cerceau avaient couru l’un derrière l’autre : un peu comme un enfant courrait derrière un chien qu’il tiendrait en laisse ; un peu aussi comme un cavalier qui se laisse porter par son cheval, tout en ne cessant pas de l’exciter et de le guider.
Dès le boulevard traversé, il avait pris la rue Championnet. C’était en ce temps là une rue un peu déserte, assez blanche et lumineuse. Presque pas de hautes maisons. Des constructions basses et allongées, qui s’ouvrent sur des cours intérieures, et qui n’ont sur la rue qu’une fenêtre, qu’une lucarne, de loin en loin. Des portails. Des palissades. Le trottoir est clair, bien assez large. Et il est vide aussi. Le long mur qui file à votre droite vous accompagne comme un camarade. Il y a trois, quatre réverbères jusqu’au prochain croisement. Tout cela est plein de facilité, de sécurité, de bienveillance muette….
Des becs de gaz si étranges
Louis Bastide se donne le sentiment qu’il a une mission à remplir. On l’a chargé d’une certaine course, d’une chose à porter, ou peut-être à annoncer. Mais l’itinéraire n’est pas simple. Voici l’immense mur de la gare des marchandises, et la rue des Poissonniers dont les becs de gaz sont si étranges. Ils ont une couronne, comme les rois, une auréole, comme les martyrs. La mission de Louis demande qu’il prenne par la gauche en traversant la chaussée, et qu’il aille vers les fortifications en suivant le long mur, en passant au pied des becs de gaz si étranges. Le jour baisse un peu. La rue commence à se remplir d’une pénombre bleuâtre, et d’un air presque froid. Le ciel reste lumineux, mais s’éloigne encore. Louis s’oblige à garder un petit pas de course très égal, à peine plus rapide que la marche d’une grande personne. Le cerceau l’aide visiblement.
Avant d’être pris par la nuit
Le pont sur le chemin de fer de ceinture. Que dit la mission ? Qu’il ne faut pas le franchir, qu’il faut tourner à gauche par la rue Bélliard qui fait penser à un chemin de banlieue. Comme c’est beau, une rue qui monte droit devant vous, et qui se termine au loin sur le ciel ! Celle-ci est belle particulièrement parce qu’elle n’en finit plus, et parce qu’elle fait croire, au-delà, à quelque immense précipice. Le père de Louis l’appelle « chaussée » Clignancourt, et non pas « rue » comme les autres. Louis ne sait pas pourquoi, mais il ne s’étonne pas que cette rue merveilleuse ait une désignation à part. La mission, maintenant, est d’arriver là-haut avant d’être « pris par la nuit » ; plus haut même que ce qu’on aperçoit ; jusqu’au sommet de la Butte. La mission ce sera de faire une sorte de reconnaissance, en suivant le bout de la rue Lamarck, pareil à un chemin taillé dans le roc, d’où l’on voit tout Paris, par-dessus les nouveaux jardins.
Heureusement la rue Marcadet est à son tour franchie. La grande montée commence. C’est ainsi que Louis Bastide est arrivé au palier de la rue Custine. Il continua son élan, et ne consentit à souffler que lorsqu’il fut en haut de la rue. Ensuite, c’était presque un repos. Louis avait le droit de monter la rue Muller au pas. Parvenu au bas de la rue Sainte-Marie*, il se demanda s’il passerait par la rue même ou par l’escalier. Il choisit l’escalier. Pendant que Louis se servirait des marches, en se tenant le plus possible sur la gauche, le cerceau emprunterait la bordure de granit. On l’aiderait du bâton et de la main. La manœuvre était délicate.
Quand enfin Louis Bastide se trouva rue Lamarck, arrêté, tremblant de fatigue, le cœur battant trop fort, son cerceau bien rangé contre lui, l’ombre commençait à sortir de toute l’épaisseur et par toutes les fissures de la ville du monde la plus dense. Devant le porche du Sacré-Cœur, des provinciaux, des étrangers arrivés la veille, regardaient Paris gagné par les mouvements onduleux de l’ombre…. Rue Lamarck, Louis Bastide, faufilant son cerceau entre les visiteurs inquiets et les marchands de médailles, avait repris sa course, et un enfant redescendait se confondre avec la masse de la ville où naissait le pétillement de la nuit…• d’après une idée de Martine Souloumiac
* Aujourd’hui, la rue Sainte-Marie est devenue la rue Paul Albert.
Extraits du roman de Jules Romains Le 6 octobre, premier tome Les Hommes de bonne volonté, Flammarion, 1932.
Photo : Thierry Nectoux