Journal d’informations locales

Le 18e du mois

Abonnement

FacebookTwitter

janvier 2021 / Les Gens

Entre l’ombre et la lumière

par Sandra Mignot

Codex Urbanus fait partie des artistes que la nuit révèle. Il saupoudre Montmartre de créatures chimériques au fil de ses envies et des surfaces disponibles.

Depuis tout petit il dessine, partout, tout le temps. Dans ses cahiers de cours à l’école, sur ses notes quand il était en comité de direction dans son ancien job, sur le moindre bout de papier quand il est au téléphone… « Je suis né comme ça, j’ai besoin de dessiner, explique le street artiste Codex Urbanus. Je n’ai aucun contrôle là-dessus, c’est un vrai besoin. » Un talent sur lequel il n’a jamais vraiment misé. Encore aujourd’hui, alors que ses chimères se promènent sur les murs de Montmartre – il vit au pied de la Butte, côté mairie, depuis 20 ans – et s’évadent parfois vers d’autres quartiers de la capitale, il ose à peine se définir comme un artiste.

Sa vie professionnelle avait en effet commencé bien différemment. Après des études d’économie et de gestion, une scolarité dans une grande université américaine et quelques années en Amérique latine, il travaille dix ans dans la communication et le marketing. Puis, en 2009, il lâche sa carrière brillante. « Je n’étais pas heureux, je ne supportais pas la hiérarchie. J’avais choisi de travailler dans la communication où il y a quand même une part de créativité. Mais j’ai toujours su que c’était un pis-aller. »

Antoine, de son prénom, décide d’utiliser ses compétences en langues. Fort d’un MBA obtenu aux Etats-Unis et d’un diplôme d’anglais des affaires, il veut devenir guide touristique et… interprète judiciaire. Durant cette période de transition, désireux d’être utile, il s’engage aussi auprès d’enfants qui ont besoin de soutien scolaire. « Pour nous, c’était quelqu’un d’atypique, résume Soraya Abizanda, ancienne coordinatrice des bénévoles à l’Accueil Laghouat. Il est super cultivé, je pouvais le solliciter pour des ateliers créatifs. Les jeunes adoraient son humour, ils apprenaient bien avec lui. »

De l’art, pas du vandalisme

Grâce à quelques contacts américains, il organise ses premières visites touristiques, toujours à la carte pour des familles ou de petits groupes. « Je faisais les grands musées, les monuments, les lieux d’histoire juifs, en fonction des demandes. Et un jour on m’a demandé de concevoir une visite street art. Là j’ai découvert que c’était pas un truc de vandales mais qu’il existait une vraie scène artistique. »

Antoine fait en parallèle ses premiers pas dans les tribunaux et commissariats. Commence à travailler sur des délits financiers. Est appelé pour assister délinquants et criminels en tous genres. Et c’est en sortant d’une garde à vue, tard dans la nuit, qu’il pose son premier dessin sur un mur. « J’aime l’interprétariat, mais cela m’expose à une certaine violence, analyse-t-il. Je suis appelé sur tellement de situations difficiles : vérifier les identités de personnes sans-papiers, assister des victimes de violences conjugales ou les auteurs des faits, entendre des prostituées… » Alors dessiner à la sortie, c’est quasi thérapeutique. Même s’il faut jongler avec les passages de voitures de police.

Car crayonner sur les murs, même de la « poésie pure », cela reste un délit. Sa seule contrainte lorsqu’il installe une œuvre, c’est le cache-cache avec la maréchaussée. « Le but c’est quand même d’éviter la BAC, même si avec près de 600 dessins je les ai forcément croisés. Mais je pense que je suis un peu protégé par ce que je fais. Pourrait-on placer en garde à vue un mec qui dessine un scarabée girafe  ? »

Toujours ses marqueurs en poche

Ses personnages sont en effet imaginés en croisant des animaux existants – ou ayant existé. Une tête d’alligator s’acoquine avec le corps d’un tyrannosaure, le chef d’un tricératops couronne un squelette de poisson, une baleine se voit dotée des pattes d’un échassier… « Tous sont des dessins originaux, à la différence du pochoir. Moi je ne sais jamais quand (ni même où) je vais dessiner. J’ai toujours mes marqueurs dans la poche. Ensuite, c’est l’inspiration du moment. » Leur durée de vie est aussi un mystère, même si l’artiste constate la redoutable efficacité des services de propreté cette année.

Véritable personnage de la nuit, Codex Urbanus est aussi un cataphile accompli… Mais la lumière ne l’éblouit pas, puisque depuis cinq ans, il expose aussi. « J’aime intervenir dans des endroits inattendus. Alors je démarche des lieux qui ont une personnalité, un cachet, et je crée des expositions spécifiquement pour eux. » Une manière de forcer la porte de l’institution, pour celui qui s’impatiente de ne pas voir l’art de la rue reconnu à la hauteur de l’engouement qu’il suscite auprès du grand public. « La seule collection publique qui existe, c’est un embryon au MUCEM (Marseille) et elle se trouve dans une section anthropologique. » Le Musée de l’Éventail a accueilli son travail en 2015, Gustave Moreau en 2016, l’Aquarium de Paris l’année suivante, puis ce fut le tour… des Égouts de Paris.

S’affranchir des règles

Des œuvres à lui dorment actuellement au château de Malmaison. Des créations conçues pour s’insérer dans la demeure du XVIIe, son mobilier napoléonien et ses collections de la fin du XVIIIe, qui n’attendent que la réouverture des musées. « Codex sait parfaitement où il met les pieds », résume Emmanuel Delbouis, consultant pour le ministère de la Culture, qui a organisé l’expo. « Il sait s’adapter alors qu’il évolue dans un univers, la rue, qui n’a rien à voir. Il s’affranchit des règles au quotidien, mais il sait aussi se laisser encadrer par des salons bourgeois du XIXe. Et c’est un excellent communicant. » Passé professionnel oblige.

Protéiformes sont donc l’homme et l’œuvre. Mais le street artiste possède de vraies convictions et donne à son expression un sens politique. « Je considère que le street art est une manière de résister à l’utilitarisme de notre société, un cri d’humanité parce qu’on ne peut pas se contenter d’être juste utile. Dans notre culture où tout doit aller vite et être efficace, on a perdu le plaisir de l’ornemental. Il n’y a qu’à comparer l’architecture actuelle avec celle des époques plus anciennes. »

Celui qui ne décolère pas contre la fermeture des institutions culturelles pour raisons sanitaires, s’insurge aussi contre le mercantilisme qui touche parfois son milieu. « On a vu des street artistes illustrer des cartes bancaires. Pour moi c’est hors de question. La fin ne justifie pas les moyens. » La combinaison de ses deux activités, auxiliaire de justice le jour, délinquant poétique la nuit, le satisfait et lui permet de trouver un équilibre sans compromission. L’ancien dircom d’Afflelou a terminé sa mue.

photo : Jean-Claude N’Diaye

Dans le même numéro (janvier 2021)

  • Le dossier du mois

    La culture en ligne avec son public

    Annie Katz, Dominique Boutel, Sandra Mignot
    Confronté au confinement, le monde du spectacle, privé de son public, s'initie à de nouvelles pratiques. Enseignement à distance, réinvention du jeu scénique, retransmissions vidéos et accueil de compagnies en répétition imposent de nouveaux challenges.
  • La vie du 18e

    Vandalisme répété à la bibliothèque de la Goutte d’Or

    Marie-Odile Fargier
    Associations et habitants protestent dans une pétition contre l’insécurité croissante de leur quartier devenu « une zone de non droit ».
  • La vie du 18e

    Les bons plats à emporter dans le 18e

    Annick Amar, Annie Katz, Catherine Masson, Claire Rosemberg, Elise Coupas, Florianne Finet, Maryse Le Bras, Sandra Mignot, Séverine Bourguignon, Sophie Roux, Sylvie Chatelin
    Malgré l’interdiction du service en salle depuis novembre, bon nombre de restaurants ont choisi de rester ouverts en mettant en place un système de vente à emporter. Un moyen de limiter les pertes pour un secteur profondément touché par la crise sanitaire.
  • La vie du 18e

    Les associations vent debout contre le projet Gare du Nord 2024

    Dominique Gaucher
    Le projet de réaménagement de la Gare du Nord continue de provoquer l’opposition des associations d’usagers et habitants du secteur. Le permis de construire, délivré en juillet dernier, a suscité trois recours gracieux.
  • La vie du 18e

    Trois étoiles pour les fées de la rue Doudeauville

    Patrick Mallet
    Pas de baguette magique mais des chambres dans un hôtel loué par l’association Basiliade, pour y accueillir des femmes enceintes ou avec enfants, seules, à la rue et sans ressources.
  • Goutte d’or

    Bientôt un lieu d’accueil pour les livreurs ?

    Nina Le Clerre
    Après son vote en conseil d’arrondissement et la validation de son budget en Conseil de Paris, il ne manque plus qu’un local à la Maison des coursiers pour accueillir les livreurs entre deux courses.
  • Goutte d’or

    Santé et précarité : l’ADSF s’adapte

    Nina Le Clerre
    Le Repaire santé Barbès de l’ADSF a ouvert ses portes début octobre. Ce lieu qui propose un accompagnement médical et psychologique aux femmes en difficulté, s’adapte à la crise sanitaire avec des opérations ciblées.
  • La Chapelle

    Fabriqué à Paris : la rue d’Aubervilliers lave plus propre [Article complet]

    Dominique Boutel
    Deux hommes travaillent pour la santé de la planète en créant une lessive écoresponsable !
  • Culture

    Spectacle : les professionnels dans la rue

    Sandra Mignot
    Le monde du spectacle descend dans la rue
  • Culture

    Ateliers créatifs, le défi numérique

    Dominique Boutel
    Comme tous les acteurs du monde culturel, l’association Art’Exprim repense, à travers le numérique, une nouvelle forme de lien avec ses adhérents.
  • Culture

    Ecole Claude Mathieu, apprendre à jouer masqué

    Annie Katz
    Premier ou deuxième confinement, ouvert ou fermé : comme l’ensemble du monde de la culture, l’enseignement du théâtre a dû s’adapter. Une forme de résistance...
  • Culture

    Derrière le rideau, la création résiste

    Dominique Boutel
    Derrière les portes fermées des théâtres