Codex Urbanus fait partie des artistes que la nuit révèle. Il saupoudre Montmartre de créatures chimériques au fil de ses envies et des surfaces disponibles.
Depuis tout petit il dessine, partout, tout le temps. Dans ses cahiers de cours à l’école, sur ses notes quand il était en comité de direction dans son ancien job, sur le moindre bout de papier quand il est au téléphone… « Je suis né comme ça, j’ai besoin de dessiner, explique le street artiste Codex Urbanus. Je n’ai aucun contrôle là-dessus, c’est un vrai besoin. » Un talent sur lequel il n’a jamais vraiment misé. Encore aujourd’hui, alors que ses chimères se promènent sur les murs de Montmartre – il vit au pied de la Butte, côté mairie, depuis 20 ans – et s’évadent parfois vers d’autres quartiers de la capitale, il ose à peine se définir comme un artiste.
Sa vie professionnelle avait en effet commencé bien différemment. Après des études d’économie et de gestion, une scolarité dans une grande université américaine et quelques années en Amérique latine, il travaille dix ans dans la communication et le marketing. Puis, en 2009, il lâche sa carrière brillante. « Je n’étais pas heureux, je ne supportais pas la hiérarchie. J’avais choisi de travailler dans la communication où il y a quand même une part de créativité. Mais j’ai toujours su que c’était un pis-aller. »
Antoine, de son prénom, décide d’utiliser ses compétences en langues. Fort d’un MBA obtenu aux Etats-Unis et d’un diplôme d’anglais des affaires, il veut devenir guide touristique et… interprète judiciaire. Durant cette période de transition, désireux d’être utile, il s’engage aussi auprès d’enfants qui ont besoin de soutien scolaire. « Pour nous, c’était quelqu’un d’atypique, résume Soraya Abizanda, ancienne coordinatrice des bénévoles à l’Accueil Laghouat. Il est super cultivé, je pouvais le solliciter pour des ateliers créatifs. Les jeunes adoraient son humour, ils apprenaient bien avec lui. »
De l’art, pas du vandalisme
Grâce à quelques contacts américains, il organise ses premières visites touristiques, toujours à la carte pour des familles ou de petits groupes. « Je faisais les grands musées, les monuments, les lieux d’histoire juifs, en fonction des demandes. Et un jour on m’a demandé de concevoir une visite street art. Là j’ai découvert que c’était pas un truc de vandales mais qu’il existait une vraie scène artistique. »
Antoine fait en parallèle ses premiers pas dans les tribunaux et commissariats. Commence à travailler sur des délits financiers. Est appelé pour assister délinquants et criminels en tous genres. Et c’est en sortant d’une garde à vue, tard dans la nuit, qu’il pose son premier dessin sur un mur. « J’aime l’interprétariat, mais cela m’expose à une certaine violence, analyse-t-il. Je suis appelé sur tellement de situations difficiles : vérifier les identités de personnes sans-papiers, assister des victimes de violences conjugales ou les auteurs des faits, entendre des prostituées… » Alors dessiner à la sortie, c’est quasi thérapeutique. Même s’il faut jongler avec les passages de voitures de police.
Car crayonner sur les murs, même de la « poésie pure », cela reste un délit. Sa seule contrainte lorsqu’il installe une œuvre, c’est le cache-cache avec la maréchaussée. « Le but c’est quand même d’éviter la BAC, même si avec près de 600 dessins je les ai forcément croisés. Mais je pense que je suis un peu protégé par ce que je fais. Pourrait-on placer en garde à vue un mec qui dessine un scarabée girafe ? »
Toujours ses marqueurs en poche
Ses personnages sont en effet imaginés en croisant des animaux existants – ou ayant existé. Une tête d’alligator s’acoquine avec le corps d’un tyrannosaure, le chef d’un tricératops couronne un squelette de poisson, une baleine se voit dotée des pattes d’un échassier… « Tous sont des dessins originaux, à la différence du pochoir. Moi je ne sais jamais quand (ni même où) je vais dessiner. J’ai toujours mes marqueurs dans la poche. Ensuite, c’est l’inspiration du moment. » Leur durée de vie est aussi un mystère, même si l’artiste constate la redoutable efficacité des services de propreté cette année.
Véritable personnage de la nuit, Codex Urbanus est aussi un cataphile accompli… Mais la lumière ne l’éblouit pas, puisque depuis cinq ans, il expose aussi. « J’aime intervenir dans des endroits inattendus. Alors je démarche des lieux qui ont une personnalité, un cachet, et je crée des expositions spécifiquement pour eux. » Une manière de forcer la porte de l’institution, pour celui qui s’impatiente de ne pas voir l’art de la rue reconnu à la hauteur de l’engouement qu’il suscite auprès du grand public. « La seule collection publique qui existe, c’est un embryon au MUCEM (Marseille) et elle se trouve dans une section anthropologique. » Le Musée de l’Éventail a accueilli son travail en 2015, Gustave Moreau en 2016, l’Aquarium de Paris l’année suivante, puis ce fut le tour… des Égouts de Paris.
S’affranchir des règles
Des œuvres à lui dorment actuellement au château de Malmaison. Des créations conçues pour s’insérer dans la demeure du XVIIe, son mobilier napoléonien et ses collections de la fin du XVIIIe, qui n’attendent que la réouverture des musées. « Codex sait parfaitement où il met les pieds », résume Emmanuel Delbouis, consultant pour le ministère de la Culture, qui a organisé l’expo. « Il sait s’adapter alors qu’il évolue dans un univers, la rue, qui n’a rien à voir. Il s’affranchit des règles au quotidien, mais il sait aussi se laisser encadrer par des salons bourgeois du XIXe. Et c’est un excellent communicant. » Passé professionnel oblige.
Protéiformes sont donc l’homme et l’œuvre. Mais le street artiste possède de vraies convictions et donne à son expression un sens politique. « Je considère que le street art est une manière de résister à l’utilitarisme de notre société, un cri d’humanité parce qu’on ne peut pas se contenter d’être juste utile. Dans notre culture où tout doit aller vite et être efficace, on a perdu le plaisir de l’ornemental. Il n’y a qu’à comparer l’architecture actuelle avec celle des époques plus anciennes. »
Celui qui ne décolère pas contre la fermeture des institutions culturelles pour raisons sanitaires, s’insurge aussi contre le mercantilisme qui touche parfois son milieu. « On a vu des street artistes illustrer des cartes bancaires. Pour moi c’est hors de question. La fin ne justifie pas les moyens. » La combinaison de ses deux activités, auxiliaire de justice le jour, délinquant poétique la nuit, le satisfait et lui permet de trouver un équilibre sans compromission. L’ancien dircom d’Afflelou a terminé sa mue.
photo : Jean-Claude N’Diaye