Journal d’informations locales

Le 18e du mois

mars 2020 / Les Gens

Le fabuleux destin de Linda Bastide

par Monique Loubeski

Narbonnaise de naissance, Montmartroise de cœur, Linda Bastide navigue depuis longtemps entre Pigalle et Abbesses. A la veille de ses quatre-vingt-cinq ans, elle se retourne sur les mille existences qui ont constitué sa vie.

Un père prof, une mère directrice de maternelle : le destin de la jeune Linda semblait tout tracé. Bonne élève, lectrice précoce, elle serait à son tour enseignante. Mais la gamine rêve de Paris depuis qu’on lui a offert un livre de photos sur la capitale. Son cahier rouge est riche de 150 poèmes lorsqu’elle débarque à la gare de Lyon. Sa grand-mère, qui croit en elle, lui a fourni un petit pécule. Suffisant pour payer le trajet et quelques nuits d’hôtel.
Elle s’installe à Montmartre, à 17 ans. La toute jeune femme a confiance en sa bonne étoile. « La vie a beaucoup plus d’imagination que n’importe quel écrivain », affirme-t-elle. Linda croise par hasard une femme qui lui ressemble. Mimi France sera sa première bonne fée. Elle est à la tête du Quick Élysées, un restaurant chic, récemment inauguré en présence du tout-Paris qui chante et qui pétille. Chaque jour elle offre le couvert à celle qui devient vite sa fille d’élection. Linda y attire le chaland et fait des rencontres, ignorant encore que Jo, le mari de Mimi, est un de ces beaux mecs en costard croisé qui règnent sur Pigalle. Monsieur Jo est alors le patron du Moulin Rouge.

Starlette

Au milieu de sa collection d’ours en peluche, caressant Belle, sa chienne épagneul, Linda rit à l’évocation de cette jeunesse insouciante. Apprentie mannequin, elle a posé pour des publicités, défilé pour Jacques Estérel, auteur-compositeur et styliste. Pour lui, elle est même entrée dans la cage d’un lion. Il n’y aura pas de photo, le fauve n’était pas d’humeur. Une copine l’entraîne au cours de théâtre de Solange Sicard qui sera sa seconde bonne fée.
Linda débute au cinéma. Elle joue une détenue dans Prison de femmes de Maurice Cloche. Son agent la fait engager dans un film grec. Elle rate son avion, récupère son rôle in extremis sous le regard furibard de la Bardot locale, trop contente de la remplacer. Linda est également à l’affiche d’un film de Francesco Rosi (I magliari). Pour elle c’est la dolce vita, à 160 à l’heure au volant de sa décapotable.
Paula Delsol, romancière, productrice, esthéticienne pour subsister, l’embauche pour son premier long métrage, La Dérive. Linda y campe une fille de son époque qui veut échapper à tout prix au sort commun des femmes : un mari et des gosses. Déçue par l’amour, elle se laisse entretenir par un bourgeois d’âge mûr, avant de craquer pour un garçon bohème et sans le sou, joué par le Montmartrois Pierre Barouh. Tourné avec de petits moyens en décors naturels, le film mettra deux ans à voir le jour et sort en 1964. Au générique, Linda est alors rebaptisée Jacqueline Vandal, contre son gré.

Salué à Cannes où il obtient le prix des ciné-clubs, crédité de deux voix par le jury du prix Louis Delluc, le film sort à la sauvette, en plein mois d’août. Il est interdit aux moins de 18 ans. Une sanction qui fait sombrer La Dérive dans l’oubli. Jusqu’à ce que des cinéphiles perpignanais du club Jean Vigo le redécouvrent. Numérisé, il séduit par sa fraîcheur et sa liberté de ton. Aujourd’hui, Benjamin Barouh, fils de Pierre, rêve d’un passage à Cannes Classics – la section films anciens du Festival de Cannes – et d’une nouvelle sortie en salles.

Poètesse

Résidant à Montmartre, la jeune femme croise souvent son voisin, Jacques Prévert. Il l’appelle « poussin », l’intègre dans sa bande de copains (René Fallet, André Hardellet...) et la recommande à un éditeur, Guy Authier. « Je suis devenue poète sans l’avoir fait exprès  », raconte-t-elle. Son recueil « A cloche-cœur » reçoit le Prix des Muses, la première récompense d’une longue série. Jean Cocteau avait eu l’idée de créer un concours de poèmes à thème. En 1963, le sujet est Montmartre. Linda l’emporte en évoquant les rues de son quartier d’adoption. La mort fauche Cocteau avant l’attribution du prix. Pierre Mac Orlan le lui remet dans un restaurant de la place du Tertre. Depuis, Linda a publié une quinzaine de recueils, souvent illustrés par des amis peintres.
En 2012, Isaline Rémy, son amie poétesse, incite Linda à postuler à l’Académie française, avec un argument massue : « Si tu n’le fais pas, j’te parle plus ». Linda prépare soigneusement un dossier qui sera étudié et reçu. Lors de l’élection au fauteuil numéro 40 elle obtiendra...une voix.

Ambassadrice

Partageant désormais son temps entre son nid parisien et sa maison narbonnaise, Linda est naturellement amenée à représenter le Languedoc à Paris et inversement. Elle porte le titre d’ambassadrice de la République de Montmartre, chargée de promouvoir à l’extérieur les artistes de la Butte. Elle les connaît bien puisque sa rue – la rue Véron – possède une école d’art et plusieurs galeries. C’est aussi une des plus appréciées des street artists. En 2012 elle organise une rétrospective des affiches de la Fête des vendanges de Montmartre à Narbonne. Et son rôle de représentation l’emmène aussi en Espagne, en Roumanie, aux Etats-Unis.
Aujourd’hui, la dame aux cheveux blancs s’amuse à renouer avec son passé de vedette de cinéma. Pourtant son combat actuel est la publication des Coulisses du silence. Ses beaux-parents, Rifka et Jacob Knobel, lui ont légué un lourd trésor, enfermé dans un sac en papier kraft. Le récit d’un aspect peu connu du système de persécution nazi : l’internement des ressortissants anglo-américains dans des camps, comme celui de Vittel, avant l’entrée en guerre des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. L’objectif : utiliser ces prisonniers comme monnaie d’échange. Les Knobel avaient fui la Pologne pour émigrer en Palestine, alors sous mandat britannique. Ils aimaient Paris, voulurent y revenir en voyage. Raflés en décembre 1940 ils seront séparés, internés. Rifka est enfermée avec Bernard, son bébé de six mois.
La rédaction de cet ouvrage richement illustré par des dizaines de documents, a demandé des années de travail à Linda Bastide. Elle l’a auto-édité et aimerait aujourd’hui qu’il soit diffusé plus largement. Le sac et son contenu ont été déposés au Mémorial de la Shoah.

photo : Brigitte Postec

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