Giovanna Rincon est la directrice de l’association Acceptess-T, qui lutte pour les droits des personnes transgenres. Elle s’est construite dans le refus des assignations et de la fatalité.
Quand Giovanna Rincon déboule à Paris, elle arrive tout droit d’Italie, accompagnant en ambulance une de ses amies d’enfance à un stade très avancé du sida. C’était en 2002. Comme beaucoup de travailleuses du sexe, immigrées clandestines et transgenres, l’amie en question, Valérie, n’a jamais consulté de médecin avant de se trouver dans cette situation. Giovanna se bat alors pour qu’elle soit prise en charge à l’hôpital Bichat, centre de référence pour cette maladie. La jeune femme sera finalement accueillie à la Pitié-Salpétrière. Giovanna lui aura sauvé la vie.
Ancrée dans le 18e
Mince, féminine, apprêtée, la voix douce mais affirmée, lorsqu’on la rencontre elle achève de déménager avec son association de Château Rouge à Marx Dormoy. Le 18e est un peu son fief. « J’y habite, je suis suivie à Bichat depuis que je suis arrivée d’Italie, dans le service où je voulais faire hospitaliser ma copine Valérie, et j’y ai installé l’association. » Elle investit actuellement de vastes locaux en rez-de-chaussée et en vitrine, pour poursuivre les missions d’Acceptess-T, qu’elle a fondée en 2010 : accompagner les personnes trans vers le droit, l’accès aux soins, proposer des cours de français ou des séances de sport, produire des données scientifiques et participer à la recherche. « Je suis admirative de son engagement », souligne Geneviève Garrigos, son amie, élue du XXe arrondissement et ancienne présidente d’Amnesty France. « C’est une femme incroyable d’empathie. Il faut voir comment elle a toujours un petit mot pour chacune. Sa préoccupation essentielle ce sont les personnes. »
Giovanna peut être fière de ses 14 salariés et des plus de 2000 personnes accompagnées chaque année au sein de son association. « Ma mère, qui est aujourd’hui ma première fan, dit qu’elle est très admirative de la manière dont, malgré toute la maltraitance dont j’ai pu être victime, j’ai été capable de “résilier” tout ça pour donner autant ensuite autour de moi. » Elle égrène avec satisfaction les responsabilités assumées au fil des ans : administratrice de Sidaction, membre du comité de pilotage de Vers Paris sans sida, co-porte parole de la Fédération trans et intersexes et du STRASS (le syndicat du travail sexuel), et vice-présidente du CoreVIH* Ile-de-France. « C’est une première en France d’avoir nommé une personne trans à ce poste », souligne Florence Michard, médecin du service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat. Elle connait Giovanna de longue date, puisque son service a signé une convention avec Acceptess-T pour mieux accompagner les personnes trans séropositives.
S’accrocher à la vie
Le chemin parcouru a été semé d’embûches depuis que l’enfant de Bogota a commencé à revendiquer son identité féminine, à 12 ans. Rejetée par sa famille, puis réconciliée, Giovanna travaille dès l’âge de 15 ans dans le salon de coiffure qu’elle a créé. A 20 ans elle se découvre séropositive. « J’ai décidé de partir, laissant derrière moi toutes les violences (la guerre civile dans le pays, la pauvreté et les discriminations dont elle est l’objet, ndlr) pour aller voir ce qu’il y avait de l’autre côté de l’océan. Je pense aujourd’hui que c’était ma façon de m’accrocher à la vie. »
A l’époque un médecin lui prédit qu’elle n’a plus que trois ans devant elle. Son projet est clair et réfléchi : elle sera à son tour travailleuse du sexe, car elle connait de nombreuses prostituées colombiennes en Italie qui font ainsi vivre leur famille au pays.
La voilà donc à Rome, en 1993, où elle mène sa petite entreprise : « En un mois j’avais remboursé mon billet d’avion et en trois acheté une maison pour ma mère. » Les discriminations sont difficiles à vivre. Lorsque les traitements antirétroviraux sont enfin disponibles, un premier médecin les lui refuse. Elle s’appuie sur l’argumentaire d’une association et revient à l’hôpital pour bénéficier des analyses nécessaires à la prescription du traitement. « A partir de là je suis devenue une référente pour ma communauté dans l’accès aux traitements. Pourtant, je n’osais toujours pas dire que j’étais séropositive. » A cette époque, les patients se cachent et se travestissent pour aller en consultation.
La crainte du stigmate
Celle qui a un niveau scolaire très modeste – cinq ans d’école primaire – se met à lire tout ce qu’elle trouve sur le virus, sa prévention et la défense des droits fondamentaux. « Je deviens un mix entre travailleuse sociale, activiste, patiente experte, leader communautaire. » Mais quand Giovanna arrive en France, elle n’a pas encore brisé les chaînes. « Elle était déjà dans la militance, mais peu sûre d’elle », se souvient Florence Michard. Toujours travailleuse du sexe, elle s’investit auprès de l’association Prévention action santé travail pour les transgenres (PASTT). Puis elle crée Acceptess-T : « J’ai dû me débarrasser du stigmate, car pour pouvoir lutter il fallait absolument que je parle à la première personne du singulier. »
Depuis, Giovanna a beaucoup construit : mise en place du dépistage et de l’accès aux soins dans les locaux de l’association, création d’un fond social d’assistance indépendant des subventions publiques, ouverture prochaine d’une maison pour l’hébergement des personnes transgenres à la rue… Dernier succès en date : sa participation au procès des assassins de Vanessa Campos, assassinée il y a trois ans dans le Bois de Boulogne. Les principaux responsables du crime ont été condamnés à 22 ans de réclusion. La militante est satisfaite du verdict mais il y a plus : « Cette fois j’étais auditionnée en tant que témoin experte. Après qu’on nous ait si longtemps ignorées, notre parole est enfin considérée comme fondamentale. »
La bataille pour les droits de Giovanna est loin d’être terminée. Elle entend bien continuer de combattre la pénalisation des clients de la prostitution qui amène tant de femmes à travailler dans l’insécurité. La transformation de la chrysalide est achevée et celle qui en a émergé n’est pas près de baisser les bras !
Photo : Dominique Dugay