Journal d’informations locales

Le 18e du mois

mars 2021 / Les Gens

Une vie à regarder devant, toujours

par Magali Grosperrin, Sophie Roux

A 92 ans, dont 70 passés dans le 18e, Michèle Kersz conjugue le passé et l’avenir avec une énergie hors du commun.

Prendre rendez-vous avec Michèle n’est pas une mince affaire, tant elle n’est jamais à court d’occupations. Même si ses activités en temps de Covid sont ralenties, puisqu’elle ne fréquente plus ni les théâtres, ni les salles de concert, ni les cinémas ! Sa partie de bridge en ligne juste terminée, elle nous reçoit, toute en élégance.

Née Rachel Zellman à Nancy en 1928, elle a déménagé dix-sept fois avant d’arriver, en 1950, à Barbès – « c’était très chic ! » –, puis de s’installer, en 1955, dans l’immeuble du square Clignancourt qu’elle habite toujours. « J’ai des voisins extraordinaires ! », nous lance-t-elle, le pas de la porte à peine franchi.

Un pep’s incroyable

Son insatiable goût des autres, quels que soient leur âge, leur origine, leur activité, en a fait « un élément fédérateur de l’immeuble », témoigne Sylvie, sa voisine. « Elle est hyper dynamique, très volontaire, elle a envie de tout connaître mais aussi de faire plaisir et de transmettre. Elle nous donne des leçons de vie ! » Durant le premier confinement, tous les vendredis soir, Michèle s’apprêtait et, après les applaudissements aux soignants, dansait au son des platines des DJs de l’immeuble d’à côté.

Pour ses 90 ans, les voisins lui ont organisé un anniversaire surprise – son premier – dans la cour de l’immeuble, chacun s’étant essayé à la cuisine juive à partir du livre édité par sa fille Laurence. « Michèle a commenté tous les plats et nous a même attribué des notes ! » Mémoire de cet immeuble, elle n’est jamais la dernière pour boire un verre avec ses voisins, avec lesquels elle peut enchaîner une vingtaine d’histoires juives. « Elle a un pep’s incroyable ! »

Pendant la guerre

Sa culture juive, elle la garde profondément ancrée, même si elle ne se rend à la synagogue qu’une fois par an, rue Sainte-Isaure, au moment du Kippour, pour écouter souffler la corne (shoffar), « qui lui rappelle [son] père ». Une culture, mais surtout une histoire, chevillée au corps. Ses parents, juifs polonais, fuyant les pogroms, arrivent à Nancy en 1920. « Mon père était un saltimbanque, il organisait des bals, on chantait et dansait tout le temps. Ma mère avait beaucoup d’humour, et restait calme en toutes circonstances »

Chassée par les bombardements, en 1939, la famille part près de Bordeaux puis arrive à Paris en 1941. Le père devient tailleur : « Il n’y avait plus beaucoup de métiers autorisés ». 1942, nouveau départ pour Limoges, les parents se cachent, les deux frères aînés rejoignent les FFL, le plus jeune entre dans le maquis. Michèle part en Suisse avec d’autres enfants juifs. « Dans les villages, avant de passer la frontière, on chantait Maréchal, nous voilà », se souvient-elle.

Sa sœur, Annette, choisit de rester à Paris. Étudiante aux Beaux-Arts, elle est fiancée à Jean Jausion, dadaïste, avec qui elle fréquente les artistes et intellectuels de Saint-Germain-des-Prés. « Elle nous parlait du Flore, de Boris Vian, Simone de Beauvoir, Jean Rouch. ». Elle est arrêtée en août 1942 dans la rue. « Huit jours au dépôt, huit aux Tourelles, huit à Drancy, puis la déportation à Auschwitz. En trois semaines, elle a disparu ». La famille découvrira seulement dans les années 60, à la lecture du livre d’Henri Amouroux, Les Français sous l’occupation, qu’Annette a été déportée sur dénonciation du père de son fiancé.

Les années « folles  »

A la Libération, les Zellman reviennent à Paris, dans le Sentier, et travaillent dans la confection (Schmattes) : « Des gens du monde entier venaient s’habiller  ! » Michèle prend des cours de dessin et devient styliste. Elle crée des amitiés fortes : « On s’amusait follement ! » Au dancing le Rêve, sous le Grand Rex, elle retrouve la jeunesse juive d’après-guerre : « C’était difficile de vivre en-dehors de la communauté juive, on avait besoin d’être entre nous. » Elle y rencontre Gaston, qu’elle épouse à 22 ans. Ils reprennent la boutique du père Zellman dans le Sentier. Ils ont rapidement une fille, puis deux jumelles, et c’est alors qu’ils s’installent dans l’appartement du square Clignancourt.

Passionné de danse et de musique, le couple court les ballets modernes et classiques, écoute tous les styles de musique : « Gaston avait capitonné les murs de l’appartement, on écoutait du jazz et du reggae à fond, on allait à l’Olympia, on y a vu les Stones, James Brown, Bob Marley, Edith Piaf ! » La vie des filles s’organise dans le 18e, « elles vont à l’école rue Ferdinand Flocon ». Sa mère s’installe rue Simart. Un de ses frères habite au 6e étage de son immeuble. « Le clan Zellman » achète une maison à la campagne, où il passera la plupart de ses week-ends.

Retraitée en 1990, Michèle prend des cours de restauration de tableaux dans un atelier porte de La Chapelle. Une deuxième vie commence avec Gaston, à collectionner et vendre des œuvres. « Elle n’a peur de rien et n’a pas cessé d’être ouverte au monde, et à l’art », témoigne sa fille aînée, Jocelyne. « Elle est d’une modernité avant-gardiste ! »

Toujours en action

Arrivée dans le 18e « par hasard, [elle] aime l’atmosphère de [son] quartier, sa diversité, traverser ses marchés : je peux aller me promener à Barbès, j’ai l’impression d’être en Afrique. A Marx Dormoy, j’aime beaucoup aller manger chez les Chinois. » Elle bénéficie d’une petite notoriété sur le marché Ornano, « où je me sens au Maghreb ». Elle est aussi connue de nombreux commerçants, avec qui elle échange toujours quelques mots bienveillants.

Le destin tragique de sa sœur Annette a marqué toute sa vie : elle a relu des centaines de lettres, retrouvé des documents historiques, témoigné dans un documentaire… Elle vient juste de terminer trois mois d’entretiens avec des auteurs américains, et elle s’attelle à un projet de téléfilm et d’exposition photos dans un musée parisien. Toujours en mouvement, elle ne lâche rien. « C’est un exemple ! », nous confie sa fille Valérie. « Sa philosophie : il faut avancer, regarder devant. »

Photo : François Hébel

Dans le même numéro (mars 2021)

  • Le dossier du mois

    Migrants : des militants toujours en action

    Laure Vogel
    Jeunes et familles menacés d’expulsion, campements dans le froid glacial de ce début de février… Alors que les débats sur l’immigration sont à nouveau propulsés sur le devant de la scène médiatique, qu’en est-il vraiment de l’accès des étrangers à leurs droits ? Parole à quelques-uns de ceux et celles qui les accompagnent, jour après jour, au gré des confinements et autres restrictions.
  • La vie du 18e

    Bientôt des logements chez Tati

    Marie-Odile Fargier
    Des logements à la place des rayons de vêtements !
  • La vie du 18e

    Pistes cyclables : à quand l’acte 2 du plan vélo

    Florianne Finet
    L’association Paris en Selle appelle à revoir l’ensemble du plan de circulation de l’arrondissement pour rendre la ville plus vivable à vélo.
  • La vie du 18e

    Une épreuve des JO de 2024 au stade Bauer ?

    Michel Germain
    Formidable raison d'être heureux pour les supporters du Red Star du 18e : la rénovation de ce fameux stade pour les Jeux olympiques de 2024.
  • La commune de Paris 150 ans après

    Tout le 18e célèbre la Commune [Article complet]

    Sylvie Chatelin
    Jusqu’au 28 mai, la Mairie du 18e en association avec les centres Paris Anim’ et les bibliothèques de l’arrondissement proposent des expositions et (...)
  • La commune de Paris 150 ans après

    Les femmes sur tous les fronts

    Philippe Darriulat
    Soixante-douze jours. Soixante-douze jours seulement, du 18 mars au 28 mai 1871. C’est la période, à la fois si courte et si dense, pendant laquelle Paris connut un gouvernement insurrectionnel voulant assurer « l’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales ». Cet article est le premier d'une série de trois consacrés à cet évènement historique que fut la Commune. Il s'intéresse aux nombreuses citoyennes souvent oubliées qui ont participé à cette lutte, parfois au péril de leur vie.
  • La commune de Paris 150 ans après

    Célébrations : vives réactions des élus de droite

    Annie Katz
    Commémorer ou célébrer ?
  • La commune de Paris 150 ans après

    Des Communards marchent sur la Basilique (ou presque)

    Danielle Fournier
    Rendez-vous le 18 mars au petit matin sur les marches du Sacré-Cœur.
  • Droits des migrants

    Deux jeunes menacés d’expulsion

    Danielle Fournier
    Sylvain et Fatimate sont tous deux scolarisés dans le 18e. D’âge et de situation différents, ils sont sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF).
  • Droits des migrants

    Un toit c’est un droit

    Sandra Mignot
    S’il n’y a plus de campement porte de La Chapelle ou à Stalingrad, les exilés n’ont pas pour autant déserté le pavé. Pour obtenir des hébergements et solutions pérennes, les associations qui leur viennent en aide lancent des actions d’occupation.
  • Goutte d’Or

    Dérives policières à la barre

    Sandra Mignot
    Durant de nombreuses années, un policier de la BAC du 18e a profité des trafiquants du quartier. Son procès a révélé son implication dans des opérations de blanchiment d’argent, d’interpellations frauduleuses, de vols, de corruption et de trafic de drogue.
  • La Chapelle

    Rien ne se perd, tout se recycle !

    Sylvie Chatelin
    À Paris, les biodéchets représentent encore plus de 23 % de nos poubelles. Les composter permet de les recycler pour se chauffer, circuler et fertiliser les cultures.
  • La Chapelle

    La couche est-elle un déchet compostable ?

    Aline Grouès
    La crèche P’tit d’homme est au cœur d’un projet de transformation des cacas de nos bébés en terreau fertile.

n° 331

novembre 2024