A 92 ans, dont 70 passés dans le 18e, Michèle Kersz conjugue le passé et l’avenir avec une énergie hors du commun.
Prendre rendez-vous avec Michèle n’est pas une mince affaire, tant elle n’est jamais à court d’occupations. Même si ses activités en temps de Covid sont ralenties, puisqu’elle ne fréquente plus ni les théâtres, ni les salles de concert, ni les cinémas ! Sa partie de bridge en ligne juste terminée, elle nous reçoit, toute en élégance.
Née Rachel Zellman à Nancy en 1928, elle a déménagé dix-sept fois avant d’arriver, en 1950, à Barbès – « c’était très chic ! » –, puis de s’installer, en 1955, dans l’immeuble du square Clignancourt qu’elle habite toujours. « J’ai des voisins extraordinaires ! », nous lance-t-elle, le pas de la porte à peine franchi.
Un pep’s incroyable
Son insatiable goût des autres, quels que soient leur âge, leur origine, leur activité, en a fait « un élément fédérateur de l’immeuble », témoigne Sylvie, sa voisine. « Elle est hyper dynamique, très volontaire, elle a envie de tout connaître mais aussi de faire plaisir et de transmettre. Elle nous donne des leçons de vie ! » Durant le premier confinement, tous les vendredis soir, Michèle s’apprêtait et, après les applaudissements aux soignants, dansait au son des platines des DJs de l’immeuble d’à côté.
Pour ses 90 ans, les voisins lui ont organisé un anniversaire surprise – son premier – dans la cour de l’immeuble, chacun s’étant essayé à la cuisine juive à partir du livre édité par sa fille Laurence. « Michèle a commenté tous les plats et nous a même attribué des notes ! » Mémoire de cet immeuble, elle n’est jamais la dernière pour boire un verre avec ses voisins, avec lesquels elle peut enchaîner une vingtaine d’histoires juives. « Elle a un pep’s incroyable ! »
Pendant la guerre
Sa culture juive, elle la garde profondément ancrée, même si elle ne se rend à la synagogue qu’une fois par an, rue Sainte-Isaure, au moment du Kippour, pour écouter souffler la corne (shoffar), « qui lui rappelle [son] père ». Une culture, mais surtout une histoire, chevillée au corps. Ses parents, juifs polonais, fuyant les pogroms, arrivent à Nancy en 1920. « Mon père était un saltimbanque, il organisait des bals, on chantait et dansait tout le temps. Ma mère avait beaucoup d’humour, et restait calme en toutes circonstances »
Chassée par les bombardements, en 1939, la famille part près de Bordeaux puis arrive à Paris en 1941. Le père devient tailleur : « Il n’y avait plus beaucoup de métiers autorisés ». 1942, nouveau départ pour Limoges, les parents se cachent, les deux frères aînés rejoignent les FFL, le plus jeune entre dans le maquis. Michèle part en Suisse avec d’autres enfants juifs. « Dans les villages, avant de passer la frontière, on chantait Maréchal, nous voilà », se souvient-elle.
Sa sœur, Annette, choisit de rester à Paris. Étudiante aux Beaux-Arts, elle est fiancée à Jean Jausion, dadaïste, avec qui elle fréquente les artistes et intellectuels de Saint-Germain-des-Prés. « Elle nous parlait du Flore, de Boris Vian, Simone de Beauvoir, Jean Rouch. ». Elle est arrêtée en août 1942 dans la rue. « Huit jours au dépôt, huit aux Tourelles, huit à Drancy, puis la déportation à Auschwitz. En trois semaines, elle a disparu ». La famille découvrira seulement dans les années 60, à la lecture du livre d’Henri Amouroux, Les Français sous l’occupation, qu’Annette a été déportée sur dénonciation du père de son fiancé.
Les années « folles »
A la Libération, les Zellman reviennent à Paris, dans le Sentier, et travaillent dans la confection (Schmattes) : « Des gens du monde entier venaient s’habiller ! » Michèle prend des cours de dessin et devient styliste. Elle crée des amitiés fortes : « On s’amusait follement ! » Au dancing le Rêve, sous le Grand Rex, elle retrouve la jeunesse juive d’après-guerre : « C’était difficile de vivre en-dehors de la communauté juive, on avait besoin d’être entre nous. » Elle y rencontre Gaston, qu’elle épouse à 22 ans. Ils reprennent la boutique du père Zellman dans le Sentier. Ils ont rapidement une fille, puis deux jumelles, et c’est alors qu’ils s’installent dans l’appartement du square Clignancourt.
Passionné de danse et de musique, le couple court les ballets modernes et classiques, écoute tous les styles de musique : « Gaston avait capitonné les murs de l’appartement, on écoutait du jazz et du reggae à fond, on allait à l’Olympia, on y a vu les Stones, James Brown, Bob Marley, Edith Piaf ! » La vie des filles s’organise dans le 18e, « elles vont à l’école rue Ferdinand Flocon ». Sa mère s’installe rue Simart. Un de ses frères habite au 6e étage de son immeuble. « Le clan Zellman » achète une maison à la campagne, où il passera la plupart de ses week-ends.
Retraitée en 1990, Michèle prend des cours de restauration de tableaux dans un atelier porte de La Chapelle. Une deuxième vie commence avec Gaston, à collectionner et vendre des œuvres. « Elle n’a peur de rien et n’a pas cessé d’être ouverte au monde, et à l’art », témoigne sa fille aînée, Jocelyne. « Elle est d’une modernité avant-gardiste ! »
Toujours en action
Arrivée dans le 18e « par hasard, [elle] aime l’atmosphère de [son] quartier, sa diversité, traverser ses marchés : je peux aller me promener à Barbès, j’ai l’impression d’être en Afrique. A Marx Dormoy, j’aime beaucoup aller manger chez les Chinois. » Elle bénéficie d’une petite notoriété sur le marché Ornano, « où je me sens au Maghreb ». Elle est aussi connue de nombreux commerçants, avec qui elle échange toujours quelques mots bienveillants.
Le destin tragique de sa sœur Annette a marqué toute sa vie : elle a relu des centaines de lettres, retrouvé des documents historiques, témoigné dans un documentaire… Elle vient juste de terminer trois mois d’entretiens avec des auteurs américains, et elle s’attelle à un projet de téléfilm et d’exposition photos dans un musée parisien. Toujours en mouvement, elle ne lâche rien. « C’est un exemple ! », nous confie sa fille Valérie. « Sa philosophie : il faut avancer, regarder devant. »
Photo : François Hébel