Journal d’informations locales

Le 18e du mois

juillet/août 2024 / Histoire

L’arrivée des Tamouls à la Chapelle

par Danielle Fournier

Des dizaines de boutiques aux enseignes colorées, un temple tamoul, une grande fête annuelle avec défilé dans les rues : au premier coup d’œil, on voit que le « quartier indien » est un quartier communautaire. Il s’est constitué à la fin du XXe siècle, par migrations successives sur ce petit territoire à cheval sur les 10e et 18e arrondissements.

La première entreprise « indienne », une modeste épicerie sur le boulevard de La Chapelle, a semble-t-il été ouverte en 1974 par un homme originaire de l’État indien du Kerala, qui résidait en France depuis 1966. Au fil des années, ce commerçant a vendu ce premier établissement puis ouvert deux magasins de vêtements dans la rue du faubourg Saint-Denis. D’autres magasins « indiens » sont apparus dans le quartier qui est resté mixte jusqu’à la multiplication des entreprises sri-lankaises dans les années 1980 et 1990.

Pondichéry et le Sri Lanka

Premiers arrivés, les Pondichériens, des citoyens français, qui habitaient Pondichéry ou qui en étaient originaires. Leur statut est encore aujourd’hui régi par le traité de 1956 entre l’Inde et la France. Au XVIIIe siècle, Pondichéry, sur la côte sud-est de l’Inde dans l’actuel état du Tamil Nadu, fait partie des comptoirs que la Compagnie des Indes implante dans le sous-continent. Le territoire va subir les vicissitudes des guerres entre Français et Anglais notamment. Alors que l’Inde est sur le chemin de l’indépendance, les comptoirs français deviennent en 1946 d’abord un territoire d’outre-mer. En 1956, avec effet en 1962, ils sont transférés à l’Union indienne. Les habitants alors peuvent choisir de conserver la nationalité française, ce que font de nombreux militaires qui ont servi la France. En témoigne le « foyer du soldat » à Pondichéry, où les anciens se retrouvent encore. Ce sont ces Indiens-Français ainsi que, moins nombreux, des citoyens des départements d’outre-mer (La Réunion principalement) et des immigrés mauriciens qui sont arrivés les premiers à La Chapelle.

Ont suivi plusieurs vagues de réfugiés tamouls d’origine srilankaise qui sont peu à peu devenus majoritaires dans le quartier. En fait, ils se sont installés en banlieue, au nord de Paris, vers Sarcelles entre autres, des villes dont les transports (RER et trains) convergent vers la gare du Nord ou le métro La Chapelle. Comme autrefois les Bretons autour de Montparnasse ou les Auvergnats près de la Bastille, ces nouveaux arrivants ont convergé vers les lieux desservis par les transports depuis leur banlieue. Voilà comment est né et a grandi peu à peu le « quartier indien » qu’on devrait plutôt appeler le quartier tamoul, aussi nommé « Little Jaffna », du nom de la capitale de la province du nord du Sri Lanka. Subajini Rajkumar, Suba pour les intimes, la nièce du fondateur du temple tamoul, M. Vaithilingam, se souvient : « Quand je suis arrivée, au tournant des années 90, il y avait très très peu de boutiques tamoules ». Aujourd’hui, la centaine est largement dépassée et les commerces se sont diversifiés. Du fleuriste à l’épicier, du vendeur de bijoux aux restaurateurs, toutes les professions sont représentées et leurs vitrines débordent de couleurs.

À cause de la guerre

Le Sri Lanka est une grande île au sud de l’Inde que se sont disputée Portugais, Néerlandais et Britanniques. Elle est devenue indépendante sous le nom de Ceylan en 1948 et a été rebaptisée Sri Lanka vingt-quatre ans plus tard. Le pays adopte alors une nouvelle constitution, un nouveau drapeau, déplace la capitale de Colombo à Kotte et pratique une discrimination de fait en faveur de la majorité cinghalaise bouddhiste, au détriment de la minorité tamoule indoue. Leurs langues et leurs religions, entre autres, sont différentes. Évidemment, les Tamouls réagissent et certains, à l’initiative des Tigres tamouls, demandent l’indépendance. C’est la guerre civile qui oppose, officiellement de 1983 à 2009, le gouvernement dominé par la majorité cinghalaise bouddhiste et ceux qui souhaitent un État indépendant dans l’est et le nord du pays, majoritairement peuplés de Tamouls. Les attentats sont nombreux, la guerre meurtrière : le conflit fait de 80 000 à 100 000 morts entre 1972 et 2009 selon l’ONU. C’est au cours de ces années 80 et 90 que de nombreux Tamouls émigrent vers d’autres contrées. En l’espace d’une décennie, plus de 145 000 Tamouls srilankais ont demandé l’asile en Europe, avec un pic en 1991.

Les premiers migrants, des années 1970-1980, constituent le noyau de ces demandeurs d’asile tamouls srilankais en France. Ils sont dans une situation très précaire. Le conflit au pays n’a pas encore été vraiment reconnu par l’administration française et presque tous sont déboutés de leurs demandes. À la suite du Black July Pogrom, de très violents évènements qui ont fait des milliers de morts à Colombo en 1983, l’afflux de Tamouls redouble et le statut de réfugié leur est un peu plus facilement attribué. Pendant la guerre civile, 80 % des migrants sont des hommes venus travailler et rejoints plus tard par leurs familles. « C’est ainsi que je suis arrivée en France à 15 ans », se souvient Suba. Fin 1991, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides régularise même sous ce statut tous les dossiers en attente. C’est à ce moment-là que les Tamouls srilankais ont installé leurs commerces dans le quartier de La Chapelle. Ceux-ci répondent aux besoins essentiels des émigrés qui aiment aussi s’y retrouver et discuter entre eux.

Les Pondichériens, qui étaient citoyens français et parlaient français et tamoul, ont alors aidé les Tamouls venus du Sri Lanka à prendre pied dans le quartier. Dès lors, la communauté tamoule de La Chapelle devient visible et de multiples associations culturelles et autres se développent : écoles d’apprentissage de la langue tamoule, les tamoulcholaï, écoles de bharata natyam (danse du Sud de l’Inde), de musique, associations d’entraide.

La diaspora tamoule n’est pas d’emblée un ensemble homogène, les contextes et processus migratoires sont différents selon les années, mais elle se constitue et apparaît comme telle peu à peu. « C’est rarissime, voire unique, d’avoir un quartier aussi nettement tamoul, il n’y a pas la même chose à Londres », nous confie Gilles C., un ancien résident français de Pondichéry, qui souligne le rôle de facilitateurs des Pondichériens.

Un temple pour prier et s’entraider

Le temple, créé en 1985 par un oncle de Suba, fut installé au 72 rue Philippe de Girard. Il existait auparavant à Ménilmontant un premier local mais celui du 18e est identifié comme le premier temple hindou de France. Malgré son espace réduit, les fidèles ont été nombreux à y venir. Il était aussi le point de rencontre entre Srilankais et Pondichériens. Avant Internet ou les facilités de téléphone, il n’y avait que le courrier et ceux qui étaient là depuis longtemps étaient contents de voir des nouveaux, pour avoir des infos sur le pays.

« C’était le lieu où des gens originaires de différentes villes du Sri Lanka échangeaient, parce que la partie tamoule était coupée du monde. Le temple a eu aussi un rôle social : c’était l’endroit où trouver un travail, un logement, être accompagné par ceux qui parlaient français », se souvient Suba. Cette dernière précise que « tout était différent pour ceux qui arrivaient : la langue, la culture, les traditions, la nourriture » et « qu’ils avaient bien besoin d’un coup de main pour s’intégrer. Le temple avait aussi un rôle d’aide sociale, notamment avec un repas le week-end où l’on mangeait des plats du pays ». Mais c’est aussi un lieu de prière. La croyance compte beaucoup dans le quotidien des Tamouls, on préfère parler de ses problèmes au temple plutôt qu’à ses amis ou à sa famille. On confie à Ganesh ses difficultés et nombreux sont ceux qui passent au temple tous les jours .

M. Vaithilingam a importé un véritable temple hindou dédié à Shiva. Toutes les statues, en granit noir naturel, viennent de Mamallapuram, au sud de Chenai dans le Tamil Nadu. Elles ont été gravées à la main par des artisans spécialisés dans la création de temples, selon la tradition védique indoue. En 2010, le temple a déménagé au 17 rue Pajol, dans un modeste local de la RIVP qu’il a fallu aménager. En 2013 après le décès du fondateur, le temple a été repris par son frère.

Il y a trois cérémonies par jour et les prêtres qui officient sont des prêtres indiens qui viennent un an ou deux puis repartent dans leur pays. Tout le monde est bienvenu, il suffit de laisser ses chaussures devant l’entrée ! Une fois par an, pour la grande fête de Ganesh, la communauté défile dans le quartier pour la plus grande joie des passants. « La fête de Ganesh, elle est unique au monde ! Une journée où on se prend à croire qu’on est chez nous ... entre les immeubles haussmanniens ! » se réjouit Suba. Le défilé de Ganesh existe depuis 1995 et sa date varie en fonction du calendrier lunaire et de l’anniversaire de Ganesh, le dieu à tête d’éléphant fils de Shiva et de Parvati, un dieu bienveillant qui fait le lien entre le monde des humains et celui des dieux. La prochaine fête, la 27e, aura lieu le 25 août.

Pour en savoir plus, lire En territoire tamoul à Paris : un quartier ethnique au métro La Chapelle de Aude Mary, publié aux éditions Autrement

Photo : Thierry Nectoux

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