Cet article est le dernier de trois consacrés à la Commune. Après le rôle primordial joué par les femmes pendant ces soixante-douze jours d’insurrection, voir le numéro de mars, et la place des images sous forme de caricatures, dessins ou photos ; numéro d’avril, cette série s’achève en chansons et sur la mémoire sonore d’une époque. Certaines ont franchi les ans et témoignent encore de ce moment exceptionnel qui dura si peu mais qui marqua si fort la mémoire collective.
« Dans les veillées des armes, au temps du siège et de la Commune, on chantait souvent » se souvint Louise Michel lorsqu’elle rédigea ses Mémoires. Il n’y a rien d’étonnant à cela : en ce 19e siècle, la chanson accompagnait toutes les formes de rassemblements et de sociabilités politiques, festives ou d’ordre privé. Alors, forcément, on chantait également sur les barricades de la Commune de Paris. D’ailleurs, parmi les insurgés, nombreux étaient celles et ceux qui s’essayèrent à la rédaction de couplets, Louise Michel elle-même ou, bien sûr, Jean-Baptiste Clément, auteur reconnu de textes destinés aux salles de cafés-concerts et élu au Comité de vigilance de la Commune pour le 18e arrondissement. Ils furent pourtant loin d’être les seuls. Il existait en effet, depuis la chute de Napoléon, une tradition chansonnière bien ancrée dans le monde des ouvriers parisiens, les goguettes,
des sociétés chantantes populaires qui fleurirent dans la capitale entre 1817 et 1849. Elles pouvaient réunir, chaque semaine, dans le local d’un débit de boisson, plusieurs milliers d’ouvriers venus présenter des chansons qu’ils avaient écrites et qu’ils proposaient d’interpréter sur un « air connu ». Sous le Second Empire, les cafés-concerts, où l’on écoutait, en buvant « chopine », une chanteuse professionnelle entonner des compositions originales, étaient devenus le loisir préféré des ouvriers parisiens. Nombre des auteurs qui écrivaient pour ces salles prirent part à l’insurrection de 1871 : Jean-Baptiste Clément bien sûr, mais on pourrait également citer Paul Burani (pseudonyme de Pierre-Urbain Roucoux), Isch-Wall (pseudonyme de Alfred Wall) ou Antonin Louis. Tous trois étaient membres de la Fédération de la Commune des auteurs et artistes des théâtres et concerts.
Une mémoire en chansons
Cela explique sûrement en partie que la mémoire de la Commune de Paris ait si souvent été chansonnière. De Marc Ogeret, en passant par les disques publiés à l’occasion du centenaire à La Commune en chantant avec des titres interprétés par Mouloudji, Francesca Solleville et Armand Mestral, ou La Commune de Jean Ferrat sur un texte de Georges Coulonges… des chansons ont très souvent été associées à la révolution de 1871. Parfois aussi, des textes de fiction purent mettre en scène des épisodes chantant, pensons au Cri du peuple, bande dessinée de Jacques Tardi et Jean Vautrin, avec son personnage de Caf’conc’ interprétant à tue-tête La Canaille d’Alexis Bouvier, face aux soldats venus récupérer les Canons du 18 mars. Notons au passage que cette chanson a souvent été associée à tort à la Commune, alors qu’il s’agit d’un succès de café-concert, écrit en 1866, autorisé par la vigilante censure impériale et interprété au mois de décembre aux Concerts Béranger. Une confusion que nous retrouvons aussi avec Le Temps des cerises, le plus célèbre titre de Jean-Baptiste Clément, présenté à l’Eldorado en 1867, mais dédié, en 1885, à « Louise », une ambulancière présente le 28 mai 1871 sur la dernière barricade de la Commune. Lorsqu’ils furent écrits, les vers du Temps des cerises faisaient référence au temps des amours, pas à celui de l’insurrection.
Chansons révolutionnaires
On chantait donc, pendant la Commune de Paris. Mais que chantait-on exactement ? Certainement pas que des chansons politiques. Partager des refrains que l’on appréciait particulièrement était une activité courante à laquelle l’insurrection ne pouvait mettre un terme. Lorsque l’on reprenait en chœur des chansons partisanes, celles-ci ne faisaient pas non plus forcément référence à l’actualité. On continuait à entonner les airs de la révolution de 1848 ou des hymnes républicains – à l’instar de La Marseillaise, du Chant du départ ou de La Carmagnole – qui, au lendemain de la chute de l’Empire, n’avaient encore rien perdu de leur caractère subversif.
On chantait aussi sûrement de nombreux titres faisant référence aux événements en cours que l’on avait entendus en soirée dans les salles des cafés-concerts (elles restèrent ouvertes pendant toute la période du siège de Paris) mais aussi des compositions d’acteurs de l’insurrection. Tous ces titres pouvaient être repris, sur les barricades, dans les réunions des clubs, sur les lieux de travail ou dans les boutiques des « marchands de vin » (c’est ainsi que l’on appelait alors les débits de boisson populaires) où l’on se réunissait entre amis. Il nous est possible d’en retrouver la trace. Certains ont été imprimés, d’autres furent publiés dans les nombreux journaux qui paraissaient alors et plusieurs, recopiés par des amateurs, ont été conservés sous une forme manuscrite dans des fonds d’archives.
Badinguet, l’empereur déchu
Dès le 4 septembre 1870, lorsque Léon Gambetta, à l’annonce de la défaite de Sedan, proclama la République, les chansonniers, libérés de la censure de l’Empire, multiplièrent les refrains visant à ridiculiser Napoléon III. La plus célèbre de ces chansons, celle qui rencontra le plus important succès populaire, était une œuvre de Paul Burani. Son Sire de Fisch Ton Kan, sur une musique d’Antonin Louis, connut un triomphe au Cirque national et à L’Ambigu :
V’la le sir’ de Fisch-ton-Kan
Qui s’en va-t-en guerre,
En deux temps et trois mouv’ments,
Badinguet, fisch’ton camp,
L’pèr’, la mèr’, Badingue,
A deux sous tout l’paquet,
L’pèr’, la mèr’, Badingue,
Et le p’tit Badinguet
Des centaines de titres de cet acabit virent le jour, non seulement à Paris mais sur l’ensemble du territoire national. Le personnage principal en était toujours « Badinguet », surnom donné à l’empereur déchu, en souvenir de son évasion du fort de Ham, en 1846, d’où il était sorti en prenant les habits d’un maçon portant ce patronyme. On pourrait citer, entre autres, une Grande Complainte de Ratapoil-Badinguet, l’Entrée triomphale de Badinguet, Badinguet de A. Baylac, un Testament de Badinguet, Le Plan, Bading’ de E. Mathieu, chanté au Grand concert parisien et d’innombrables chansons qui affublaient l’ex-empereur des Français de ce surnom dépréciatif. L’impératrice, « la Badinguette », n’était pas épargnée par les saillies chansonnières. Lorsqu’il n’était pas ainsi désigné, Napoléon III pouvait également être « César le petit ». Mais dans tous les cas il était présenté, non seulement comme un tyran sanguinaire, mais également comme un incapable et un parfait imbécile.
Pendant les longues semaines du siège de Paris, les chansonniers, qui saluèrent unanimement le retour de la République, multiplièrent les titres aux accents patriotiques. La dénonciation de la fuite de la capitale par une bourgeoisie soucieuse d’éviter les rigueurs de l’encerclement par l’armée prussienne était alors un des sujets préférés des auteurs de couplets. Émile Debreux, futur membre du Comité central républicain des 20 arrondissements et signataire de la seconde Affiche rouge, put ainsi ironiser sur un bourgeois prêt à « vendre Paris » à Bismarck « pour un beefsteak », pendant que le peuple résistait héroïquement malgré la faim et le froid. C’est à cette époque qu’au Grand Concert parisien Mme Bordas fit un triomphe avec La France n’est pas morte.
Pendant la Commune, cette production ne se tarit pas. Les accents patriotiques ne disparurent pas, comme cette Marseillaise de la Commune qui promettait de rendre « à la France ses lauriers,/ Son rang et son antique gloire ». Dès le 18 mars 1871, lorsque le soulèvement populaire empêcha la confiscation des canons entreposés au sommet de la butte Montmartre, des chansonniers voulurent saluer cet événement. Ferré Léger proposa alors un Mouvement du 18 mars mais on pourrait aussi citer de Guillaume de Budt, Paris et son peuple ou Le 18 mars : peuple et soldat, signé LB, saluant la fraternisation qui s’effectua alors entre les manifestants et la troupe : « Loin d’obéir à de lâches sicaires,/ Tu tends ton arme ainsi que tes deux mains/Au peuple ami lui criant : Non, mes frères !/Les vrais Français ne sont pas des assassins ».
La naissance de L’Internationale
Pendant la Commune, les titres écrits par des chansonniers qui participèrent, sous une forme ou sous une autre, à l’insurrection témoignèrent de la diversité du mouvement communaliste. Certains se voulaient rassurants. J. A. Sénéchal, par exemple, assurait que la Commune ne souhaitait en aucun cas « partager votre bien, votre avoir » mais uniquement « » (L’Union républicaine). Et la République socialiste de Poirson affirmait que l’insurrection ne voulait que garantir la fin des « abus » et des impôts injustes, assurer le triomphe de la tolérance et de l’égalité. D’autres, après vingt années d’un Empire soutenu par l’armée et l’Eglise catholique, témoignaient d’un fort sentiment anticlérical et antimilitariste. Ce même Poirson, dans une autre de ses compositions, proposait de faire « travailler les moines et les nones » et de remplacer les armées permanentes par le « peuple en armes ».
La chanson socialiste, au sens très révolutionnaire que ce terme avait à cette époque, connut aussi d’importants développements. Elle put prendre ses distances avec les sentiments patriotiques, pourtant si profondément ancrés parmi des communards. Louis-Marie Ponty écrivit ainsi une Anti-patriote et Justin Bailly proposa que Le Drapeau rouge – « teint de vos œuvres, exploiteurs, prêtres et bourgeois » – puisse remplacer la bannière tricolore :
Ceux dont le sang rougit la terre
Sont appelés rouges par eux…
Ceux qui souffrent d’un bas salaire
Sont appelés des partageux.
Certains couplets, prônaient clairement l’appropriation par les travailleurs des moyens de production, de la terre comme de l’atelier. C’était le cas de La République sociale d’Emmanuel Delorme :
Le sol est pour qui cultive la terre ;
Pour qui façonne est enfin l’atelier ;
Et les produits sont tous pour la famille
Du Travailleur sur sa tâche penché.
Ce furent ces principes que mirent en avant les chansonniers favorables à l’Internationale, fondée à Londres sept années auparavant, comme Paul Burani qui rédigea un Chant de l’Internationale :
Que veut dire ce mot : soldat,
La guerre n’est qu’une infamie,
La gloire un grand assassinat,
(…) Rois, vous élevez des frontières,
Séparant peuples et pays.
Et de tous les peuples, des frères,
Vous avez fait des ennemis.
(…) Laboureur, paysan, la terre
C’est ton outillage, ton pain,
L’ouvrier des villes ton frère,
Ne demande pas d’autres biens.
Une abondante production chansonnière fut ainsi écrite pendant le temps bref, soixante-douze jours, de la Commune de Paris. Le plus célèbre de ces textes est sans doute celui que rédigea Eugène Pottier, L’Internationale, qui n’était alors qu’une poésie, avant que le Lillois Pierre De Geyter n’en écrive la musique en 1888. Puis vint le temps de la mémoire chansonnière de la Commune. Les soutiens de la répression ne furent pas les derniers à proposer des titres présentant les communards comme des criminels de la pire espèce. Mais tout de suite, et jusqu’à la fin du siècle, des chansonniers liés au mouvement ouvrier, socialistes ou anarchistes, entretinrent le souvenir d’un moment exceptionnel dont ils voulurent faire un modèle. Pensons à Jean-Baptiste Clément et à sa Semaine sanglante, écrite alors qu’il se cachait pour éviter le peloton d’exécution ou à Eugène Pottier qui proposa en 1886 Elle n’est pas morte.