Un coiffeur qui imagine des « coupes à masque », des restaurants qui se réinventent, un artiste-peintre tétanisé par le spectre du monde futur. Libraires, fleuristes ou restaurateurs : « On est tous dans la merde », disent ces commerçants de Montmartre.
Avec dix à douze millions de touristes par an et des résidents plutôt aisés, il faisait bon être commerçant à Montmartre, malgré des loyers exorbitants. Mais le 14 mars à minuit, le temps s’est arrêté pour les cafés, bars et restaurants, le 17 mars pour les autres. Depuis, plus de rentrées d’argent alors que loyers, charges et factures courent toujours. Les assureurs font la sourde oreille et l’État tarde à rembourser les salaires avancés par les commerçants qui ont dû mettre leurs employés en chômage partiel.
Restaurants en péril
Près des Abbesses, Marcel, patron de la pizzeria éponyme Marcello, s’indigne : « Le 14 mars, je venais de faire mes courses, les frigos étaient pleins. Macron n’avait rien dit 48 heures plus tôt ! » Six semaines plus tard, les aides de 1500 € pour petits entrepreneurs commencent à peine à tomber alors que, sur les devantures fermées des magasins du quartier, apparaissent des signes de détresse : à louer, bail à céder, à vendre. Pour éviter de tout jeter, Marcel comme d’autres fait de la vente à emporter. « Ça marche très bien, mais ça ne couvre pas les frais. » Le restaurateur, qui vient en outre de perdre son frère du Covid-19, voit l’avenir en noir.
Sur les hauteurs de la Butte, Laurent Bretonnes, propriétaire depuis 23 ans de La Taverne de Montmartre, s’est rendu compte qu’il ne pourrait plus fonctionner comme avant. L’ancienne ferronnerie, transformée en restaurant il y a 99 ans, affichait toujours complet avec un menu à 16 € et un décor rustique. 35 couverts par repas, tables au bord des pavés, cinq employés. « Avec moitié moins de clients pour respecter les distances et plus que deux petites tables en terrasse, ça ne sera plus possible de maintenir mes prix », s’inquiète-t-il. Il rouvre avec une nouvelle carte de plats à emporter, des quiches et crêpes « pour les gens du quartier », lui et sa fille seuls aux fourneaux.
La débrouille
Face aux factures qui s’entassent, une tapissière de la rue Caulaincourt s’est mise à confectionner des masques lavables en tissu pour payer le loyer. D’autres artistes de la machine à coudre ont aussi fabriqué des masques, certains gratuitement. Avec du tissu trainant dans leur atelier/boutique Lab30 et tout ce qui leur restait d’élastique, Laurent Pautrat et Guillaume Trontin en font une cinquantaine et les empilent dans un carton qu’ils posent dans la rue devant la porte.
Solidarité également chez Charles Hassan, patron du restaurant Grain de Folie ouvert en septembre. Il est resté aux fourneaux pour concocter des petits plats gratuits pour les hôpitaux avec le Collectif Solidaire, épaulé bénévolement par ses huit employés, tous en chômage partiel. Chaque matin des « colis mystères » d’aliments sont livrés à 40 restaurants du réseau parisien. A chacun de créer son repas pour les soignants. « Rester à la maison sans rien faire, c’était pas pour moi » dit-il. Petit à petit, lui aussi se met à « l’emporter », revenant dans le circuit commercial.
Majid Mohammad, fleuriste propriétaire de Muse, a « le moral à zéro » car il venait de signer pour une deuxième boutique quand le confinement a été décreté. Mi-avril, il a repris la vente en livrant dans tout Paris des fleurs achetées chez des petits producteurs locaux ou à Rungis, tout en s’interrogeant sur le fait que l’on trouve des fleurs dans les supermarchés ou petites épiceries.
Dès avril, la Librairie des Abbesses et La Régulière à la Goutte d’Or ont permis à leurs clients de passer commande puis de venir chercher leurs livres sur rendez-vous.
Masques, gel, gants, distances, tous se préparent pour ce mois de mai si différent. Coiffeur, Lazzaro Franco a ouvert en juillet un salon qu’il voulait « convivial » avec une table ronde pour discussions animées. Il devra tout repenser. Grand, le bras long, il pourra peut-être garder la distance nécessaire avec ses clientes, mais s’attend à un futur compliqué. « Je ne veux ni infecter les autres ni attraper le virus, dit-il. L’après sera lourd. Et il faudra adapter la coiffure au masque. »
Et après ?
Si les interrogations fusent sur le fonctionnement du commerce après le 11 mai, l’inquiétude sur le long terme est encore plus forte. « Les gens seront anxieux pour leur santé, inquiets pour l’avenir, ils auront moins d’argent, il n’y aura plus de touristes pendant longtemps », prévoit Candy Miller de Paperdolls, une boutique ouverte en 2011 qui propose des vêtements, bijoux et accessoires d’une vingtaine de créateurs, la plupart confectionnés en France. « Il faudra des gants, du gel, revoir les cabines, l’essayage. » Contrairement à d’autres, elle s’est refusée à faire des promotions pendant le confinement. « C’est éthique, ce n’est pas le moment. »
Raphael Rafeq, l’un des 260 artistes-peintres autorisés à travailler sur la place du Tertre, prévoit aussi « une situation très grave. Nous les portraitistes, on a le contact direct, le client est à 20 centimètres, comment on va faire ? Et les touristes, quand vont-ils revenir ? Vont-ils venir avec le masque ? » En attendant il tente de peindre mais n’y arrive pas. « Quand on n’a pas le moral, ça ne marche pas. » •
Illustration : Séverine Bourguignon